Très cher Gordon,
Une lettre d’aveux est toujours terrible à écrire, mais je m’aperçois qu’elle ne l’est jamais autant que lorsqu’elle est destinée à une personne aussi intègre et respectable que vous.
La bonne nouvelle, c’est que le meurtrier de Lord Mortimer a été arrêté. Salazar Sora est un homme d’une froideur sans égal et son seul regard suffit à vous statufier sur-le-champ. Avec l’aide du très connu Leonardo Canal, chef militaire redoutable, il mène effectivement une guerre sans merci en Colombie dans l’intention de renverser le pouvoir en place. L’inspecteur Sherzey a largement sous-évalué la dangerosité de ce personnage lorsqu’il a décidé de se faire le témoin passif de ses agissements, et même de lui faciliter la tâche depuis les coulisses…
Oui, Gordon. Comme vous l’avez parfaitement supposé dans votre précédente lettre, les enjeux géopolitiques et économiques de cette guerre civile colombienne sont tels que nos plus hauts référents y sont fatalement impliqués.
C’est la raison pour laquelle l’inspecteur principal Sherzey gardait un œil très conciliant sur le trafic de Salazar et ces départs récurrents de cargos chargés d’armes depuis le Port de Grimsby.
En tout cas, jusqu’à ce que cette affaire dérape.
Tout a commencé avec le meurtre de Lord Mathew Mortimer. Le 18 novembre dernier, Sherzey a compris que la situation lui échappait totalement et que Salazar Sora devenait hors de contrôle. Il avait besoin de faire arrêter Salazar coûte que coûte avant qu’il ne commette d’autres assassinats, tout en s’assurant que sa participation indirecte à la vente d’armes anglaises ne soit pas révélée au grand jour. Vous comprenez, nous combattons contre un ennemi infiniment plus puissant qu’un guerrier colombien : le pouvoir de la couronne d’Angleterre.
Sherzey se trouvait face à un exercice éminemment périlleux et délicat : d’un côté, il devait garder la confiance de Salazar, et de l’autre, s’associer aux meilleurs enquêteurs pour le coincer.
Evidemment, il a immédiatement pensé à vous : Gordon Smith.
Mais en vous mettant sur l’affaire, Sherzey savait qu’il ne serait qu’une question de temps avant que vous ne vous lanciez sur la piste d’un informateur à Scotland Yard… Votre réputation vous précède, dans la police. Il lui fallait donc s’assurer de ne pas être démasqué, afin de pouvoir mettre la main sur Salazar rapidement et avec efficacité.
Alors, il est venu me trouver. Evidemment, j’étais une alliée de choix : fille d’un haut-commissaire britannique, sœur d’un grand idiot qui s’est trouvé l’objet des velléités sanguinaires de Salazar. Le contrat était simple : je devais vous aider à trouver celui qui menaçait mon frère et auteur du meurtre de Lord Mortimer, tout en retardant vos soupçons à l’égard d’un quelconque informateur.
Je n’ai pas pu refuser. Je suis désolée, Gordon. Il fallait que vous gardiez toute confiance en Sherzey, et que Salazar Sora le croie son allié.
En revanche, Sherzey s’est habilement gardé de me parler du projet d’armement. En un sens, il s’est aussi joué de moi.
Croyez-moi, Gordon. J’ignorais tout du reste… Les armes, le projet funeste, l’implication de la couronne… J’ai tout découvert en même temps que vous. Seulement, quand j’ai compris quel était le véritable enjeu de cette mission secrète, d’ampleur politique, je ne pouvais rien dire.
J’espère que vous saurez me pardonner.
Vous aurez sans doute remarqué que mes lettres ne comportent plus d’erreurs de frappe. Non pas que j’aie changé de machine à écrire. J’ai fait plus. J’ai préféré quitter l’Angleterre pour rejoindre mon frère sur le continent, où nous avons décidé de reprendre le cours de nos vies en restant cachés quelques temps.
Quant au collier par lequel tout a commencé, son histoire prend fin à mes côtés. Je le considère comme une rétribution en échange de ce jeu affreux auquel nous avons été contraints de participer. Il sera pour mon frère l’opportunité de bénéficier d’une seconde chance pour panser les morsures de sa vie.
Ainsi s’achève notre mission, Gordon.
Puissiez-vous vous réjouir de savoir que Salazar Sora est enfin arrêté et hors de nuire.
Pour le reste, mon ami, c’est une affaire qui nous dépasse… Voici comment l’opulence d’une société profite à la destruction aux dépens de ceux qui la financent… Ou comment le bonheur des uns irrigue le malheur des autres.
Souhaitons que dans l’avenir l’humanité s’élève contre la barbarie sous toutes ses formes, et que chacun puisse trouver en son cœur la force d’être bon.
Je dois vous quitter, mon gâteau à la carotte est prêt. Les doux effluves de son parfum caressent déjà mes papilles avec finesse, à l’instar des premiers rayons de soleil sur les feuilles d’un arbre.
Adieu, mon cher ami, et merci pour cette aventure.
Elena.