Des deux rives – The End

Sundheim, le 31 mai 1961 

                Ma petite chérie,   

                La fierté que j’éprouve aujourd’hui pour toi est très grande. Le chemin que tu as accompli jusqu’ici me comble de joie. Malgré, une naissance pendant la guerre, la perte d’un parent, tu as su trouver ta voie et vivre de ta passion. 

                Je suis tellement déçue de ne pas avoir pu assister à la première de ta pièce. Je me console en me disant que tu aurais été encore plus stressée, si tu m’avais su dans la salle. Tu vas être contente, Klaus a décidé de m’offrir le voyage jusqu’à Paris, pour venir voir une de tes représentation. J’ai tellement hâte de pouvoir te voir sur scène. Je connais Romy Schneider mais pas le comédien qui lui donne la réplique, un certain Alain Delon. J’ai entendu dire que c’était un très bel homme. 

                Nous arriverons à Paris le 7 juin et nous ne resterons que trois jours, c’est difficile de s’absenter trop longtemps de la ferme. J’en profiterai pour acheter une ombrelle et quelques accessoires pour le mariage.   

                Je t’embrasse très fort mon trésor 

                                                               Ta marraine qui t’aime 

PS : Le prochain mariage sera peut-être le tien ! 

                Ma très chère petite Choucroute, 

                La sensation de t’écrire à nouveau est vraiment très bizarre, je suis replongée il y a deux décennies plus tôt. Heureusement, les circonstances sont plus gaies aujourd’hui. 

                Klaus a trouvé un petit hôtel dans le 4ème arrondissement de Paris pour vous rejoindre, quelques jours. Je suis si impatiente de vous retrouver dans cette superbe ville. J’espère que tu vas jouer le guide et nous faire découvrir pleins d’endroits magiques, en peu de temps. Le travail ne nous laisse pas assez de sursis mais changer un peu d’air, nous fera un bien fou.  

                Je suis tellement contente pour Bettina et comme toi, je suis très fière d’elle. Je remercie Hilda de lui avoir fait la classe avec nos autres enfants pendant que l’on travaillait. C’était la plus jeune et elle a pourtant appris à lire très jeune. A l’époque, je trouvais marrant qu’Hilda les fasse jouer des pièces de théâtre pour les occuper. C’est vrai, que nous avions si peu de livres, que ce n’était pas facile de faire travailler six élèves avec une si grande amplitude d’âges. 

                Suzelle a fait aussi du chemin depuis la fin de la guerre et a travaillé dur pour avoir un métier qui est plutôt réservé aux hommes. Je suis tellement heureuse que tu aies refait ta vie avec Moritz, il est si gentil et Stefan l’aurait approuvé. 

                Je n’ai jamais osé te demander pardon pour la mort de ton mari, le père de Bettina. Si je ne vous avais pas proposé de nous rejoindre à la ferme, il n’aurait pas dû se sacrifier. J’éprouve encore beaucoup de remords à cette pensé mais égoïstement, je suis contente que Suzelle, Bettina et toi furent en sécurité et alimentées au sous-sol. Ton soutien a été d’une grande aide pour moi et t’apporter le mien me faisait tenir le coup. Après toutes les épreuves que nous avons passées ensemble, notre amitié est éternelle. 

                Avant la guerre, j’ai longtemps pensé n’avoir qu’un seul enfant et pourtant après, je me suis retrouvée avec Klaus à élever cinq enfants. Elsa, Philipp, Lili et Markus sont comme les nôtres, heureusement que Martina et Hilda nous ont aidées. Hans les considère également comme tels, ainsi que Bettina. Aujourd’hui, ils sont adultes et je suis fière de chacun d’entre eux car ils ont une famille, du travail et ils sont tous heureux. 

                C’est tellement agréable de savoir que tu habites juste à quelques mètres de chez moi avec ton compagnon. Je sais que tu es en sécurité, que je peux compter sur toi, à n’importe quel moment du jour ou de la nuit et vice-versa. 

                Au fait, je ne devrais pas t’en parler mais c’est plus fort que moi, j’ai surpris nos hommes discuter avant votre départ pour Paris. Ils parlaient d’une surprise pour nos cinquante ans à toutes les deux, mais je n’en ai pas plus entendu. Je suis impatiente de savoir ce qu’ils nous ont concocté ces deux-là ! 

                Les préparatifs du mariage de ma petite Elsa sont presque finis, merci pour ton aide précieuse. J’ai tellement de plaisir de savoir que je vais revoir toutes les personnes que j’aime à cette occasion, tous les membres de ma famille, ton papa, Ada, Bettina, Moritz et toi. Je suis également impatiente de la venue des Etats-Unis de Juliette et Erik, depuis la fin de la guerre, on ne les a presque jamais revus. 

                Tu pourras dire à Suzelle que l’opération d’Hilda a très bien réussi, qu’elle marche très bien et sans douleur. Elle aussi pense qu’il n’y a pas assez de femmes qui travaillent et encore moins avec des postes qui demandent des compétences. Elles donnent des cours de soutien bénévolement aux élèves motivés dont les parents n’ont pas les moyens de payer. Je soupçonne qu’elle a la nostalgie de lorsqu’elle faisait la classe au sous-sol. 

                Je te dis à très vite ! Dès que nous serions installés à l’hôtel le 7 juin, nous vous rejoindrons chez Suzelle, à l’adresse que tu m’as donnée. 

                Prends bien soin de toi, je t’embrasse très fort ainsi que Suzelle et Moritz 

                                                                                              Ta petite Brezel chérie à qui tu manques 

PS : A la fin de l’été, nous partirons visiter les Etats-Unis, Juliette nous a invité et Klaus laissera Hans s’occuper de la ferme pendant trois semaines 

Des deux rives – e11

Paris,                                                                                                                   le 28 mai 1961, 

                                               Ma très chère Marraine,  

          Aujourd’hui est un grand jour, c’est ce soir la première représentation de notre pièce «Dommage qu’elle soit une putain » au petit Théâtre de Paris. Autant avouer d’emblée que je suis morte de peur. La salle sera pleine à craquer, les spectateurs se bousculent pour voir la comédienne allemande, Romy Schneider, je pense que tu en as entendu parler. C’est un immense honneur de pouvoir jouer avec elle. Je suis si contente !  

  Je pense à toi, à ton soutien permanent, à tes mots justes et encourageants qui me rassurent et me donnent une grande confiance. Je ferme les yeux et je t’imagine sur ton grand piano bleu nuit interprétant « Für Elise » de Beethoven J’aurai tant aimé que tu sois là… même si je sais que tu as beaucoup à faire en ce moment avec les préparatifs du mariage d’Elsa. 

Fait du hasard, cette date, le 28 mai, me blesse et me plonge immédiatement dans le passé et à cette douleur que je n’ai pas comprise tant j’étais petite. Perdre mon parent, une personne si chère à mon cœur…  

Bon, j’en connais une qui insiste pour t’écrire à son tour… 

Je t’embrasse très fort !  

Ta petite Bettina 

PS : On se voit fin juin pour fêter la noce , j’ai hâte de tous vous voir, de danser, de chanter avec vous!!! 

                                                               Ma Bretzel chérie,  

Paris, Quelle ville incroyable et formidable ! La prochaine fois, tu viens avec moi ! Je suis si fière de ma petite Bettina (elle râle pour « petite », elle aura la majorité dans deux mois, je ne réalise pas). Je l’ai vu à la répétition générale, elle est incroyable et joue si bien au théâtre, rien à envier à cette fameuse Romy !  

Nous sommes tous les trois chez ma sœur Suzelle dans le 4ème arrondissement. Nous ne la voyons pas beaucoup car elle travaille énormément. Elle s’est spécialisée en chirurgie réparatrice et reconstructrice mais continue tous un tas de types d’interventions chirurgicales. Elle a l’air épanouie, c’est le principal. Elle est heureuse de vivre ces derniers mois avec sa nièce.  Bettina répète tous les jours.  Moritz, quant à lui, est content de profiter de la gastronomie française et aime se promener avec moi le long des quais de la Seine. Cette ville est d’un romantisme !   

Je profite de mon passage à la capitale pour t’écrire un mot, cela fait si longtemps que ça n’est pas arrivé forcement… on ne se quitte quasiment jamais ! T’écrire m’évoque tant de souvenirs…  

Jour pour jour, il y a dix-neuf ans, nous ressentions une peine immense, celle d’avoir perdu mon mari, le papa de Bettina. Notre Stefan adoré. 

Je me souviens que ta dernière lettre à Nancy m’avait apporté énormément d’espoir. Et, quelle surprise j’avais eu en voyant arriver ses messagers dans leur petite camionnette blanche aux feux jaunis. Je revois comme si c’était hier le grand Erik et la brave Juliette, les bras chargés de nourriture. Je ne savais pas comment les remercier, nous crevions de faim à cette époque. Ma petite Bettina n’en revenait pas de goûter tant de saveurs différentes.  

A ce moment-là, papa semblait de nouveau inquiet pour notre sécurité, il avait beaucoup parlé avec Erik et Juliette. Ils avaient décidé d’emmener papa avec eux vers le Sud de la France ainsi que deux adolescents recherchés par la gestapo. Et, au retour, je me rappelle qu’Erik et Juliette devaient nous aider à vous rejoindre en Allemagne. J’étais folle de joie, Stefan rassuré, il ne pouvait pas voir ma tante et supportait mal le manque de place dans sa maison. Suzelle était plus mitigée, elle préfère la ville et pensait encore à ses fameuses études…  

Après quelques semaines, il ne nous restait plus de nourriture. Juliette et Erik tardaient à arriver… Nous sommes allés en train à Strasbourg prétextant un parent mourant à aider. Ma tante nancéenne devait prévenir ton frère et lui demander de nous retrouver à la boutique de Strasbourg.   

Ne les voyant pas venir, nous avions décidé de parcourir ces dix kilomètres seuls, c’était tellement peu, si proche, à portée de main. Il était très tôt, le chaud soleil de mai se levait seulement. Je portais ma Bettina sur le dos ou sur les épaules. Stefan étant trop gêné par son membre supérieur. Suzelle était chargée d’un sac contenant quelques affaires personnelles et denrées pour le trajet. Les rues étaient désertes, cela paraissait si facile. Mais, comment franchir le pont sur le Rhin… il y avait en permanence des gardes… Nous nous sentions découragés quand nous avons aperçu la petite camionnette blanche qui circulait sur les quais. Erik connaissait un pont plus discret où un allemand nous laisserait passer contre de l’argent (qu’il nous donna). Lui, devait rester en France pour d’autres missions avec Juliette qui ne se passaient pas comme prévues. 

Le soleil commençait à être bien haut dans le ciel, nous nous sentîmes vainqueurs dès que nos pieds se posèrent de l’autre côté du rhin. Cela fût de courte durée, une voiture de la gestapo arriva à toute vitesse, à nos trousses. Je n’avais jamais eu si peur, nous avons couru le plus vite possible vers un chemin de forêt, ma petite Bettina pesant toujours dans les bras. Je ne voyais plus Stefan. Je me retournai. Stefan n’avait pas fui, il faisait ça pour nous, il se sacrifiait. Je voulais faire demi-tour mais nous devions continuer, pour notre fille.  Un coup de feu retenti. Suivi d’une dizaine d’autres. Tout à coup, Une voiture s’arrêta, un petit rouquin nous pressa de monter, nous l’écoutâmes sans réfléchir. Il nous conduisit jusqu’à chez vous.   

La suite, tu t’en rappelles… La chaleur nous écrasait presque autant que la douleur…. Nous étions sortis de la voiture de Moritz (notre Renard) et avions trouvé un réconfort sans faille dans vos bras. Je n’oublierai jamais ces moments, vos étreintes réconfortantes et vos mots, « nous sommes là, ça va aller ».  Je venais amener mon soutien pour Helmut mais nous nous sommes soutenues mutuellement. Cette guerre est une peste qui nous a volé nos proches, nos années. Que l’on soit français ou allemand, nous avions tous à y perdre…  

Nous ne pouvons pas nier qu’elle a juste cimenté encore plus notre amitié.  

Je ne sais pas pourquoi je t’écris tout cela, j’en ai probablement besoin, nous en avons si peu reparlé par la suite… Je ressens aussi une énorme gratitude envers toi et ta famille. Vous nous avez accueilli, caché, nourri. D’accord, nous participions au potager, à masser les cervicales de ton papa, à nourrir les bêtes mais ça n’est jamais pénible car nous sommes ensemble. Tu te souviens, Suzelle se prenait pour l’infirmière en chef avec tous les médicaments détournés. Et, grâce à Klaus, nous avons pu manger à notre faim tous les jours. Je salue son courage incroyable encore une fois. 

Et, quel bonheur de voir tous ces enfants grandir ensemble, comme une seule et grande fratrie : complice, bruyante et soudée. Hans, Bettina, Elsa, Philipp, Lili et le petit Markus poursuivi sans arrêt par Sidonie et Hopla.  

Aujourd’hui, je suis si heureuse du chemin parcouru, d’avoir pu racheter la ferme à coté de chez toi avec la vente de la boutique. D’avoir retrouvé un super compagnon pour partager ma vie, moi qui ne m’imaginais qu’avec un grand brun, j’aime maintenant petit roux. Nous avons tenu nos promesses avec nos innombrables sorties baignades avec les enfants, et quel bonheur de continuer avec tes petits-enfants.  

 Les souvenirs de notre enfance reviennent, encore et encore et je m’en fais une joie de les partager au quotidien avec toi. C’était il y a si longtemps… Tu imagines, nous fêtons nos cinquante ans bientôt !  

D’ailleurs, sais-tu enfin quand vous allez partir en voyage avec Klaus cette année ? S’il fait comme l’an passé, à ne pas vouloir déléguer ses moutons vous y serez pour la fin de l’automne. Je suis moqueuse !  

Papa et Ada viendront pour la fête au début de l’été, c’est un long voyage depuis Marseille mais à soixante-douze ans, il est encore en forme et ne voudrait le rater pour rien au monde. Elsa est un peu comme sa petite fille aussi. 

Cela fait seulement une semaine que nous nous sommes quittées mais cela me semble déjà bien long. L’herbe verte de notre campagne me manquerait presque.  

Je t’aime fort ma Bretzel, prend soin de toi et à très vite ! 

 Embrasse fort toute la famille de notre part.  

Ta choucroute qui t’aime pour toujours. 

PS : Suzelle me fait passer deux messages à Hilda : elle espère que son pied bot opéré va bien et qu’elle peut remarcher plus normalement maintenant.  

Et, si elle repère des élèves intelligentes et motivées par les études dans son école, qu’elle les pousse à continuer, il y  a si peu de filles en médecine, ou dans les études supérieures, c’est honteux !  

si tu veux me répondre, je suis au : 12 rue Alsace-Lorraine 75 004 PARIS encore deux bonnes semaines au moins.

Des deux rives – e10

  Sundheim, le 7 avril 1942 

                Ma chère amie Bertille,   

                Tes pensées pour Helmut me vont droit au cœur et ta description que tu fais de lui, me rappelle tous les bons moments que nous avons passé tous ensemble, enfants. Je maudis cette guerre qui me prive de ta présence, à cet instant si tragique pour ma famille, l’absence mon petit frère est insupportable et j’aurais tellement besoin de ton soutien pour traverser ce deuil. 

                Apprendre, Stephan blessé de guerre m’attriste énormément. Mais de savoir qu’il n’y aura plus de guerre pour lui, me rassure grandement. Est-ce que les médecins de l’armée pensent qu’il pourra subir une opération pour retrouver l’usage de son bras et de sa main ? A 34 ans, ça ne doit pas être facile de se sentir diminué, j’espère qu’il pourra guérir. Au village, nous avions un vieux rebouteux, il faisait un peu peur mais il aurait sûrement plus le soulager, voire même guérir. Tu te souviens peut-être de lui, il habitait juste à côté de l’église et il parlait toujours à son chat. Y aurait-il également un guérisseur pratiquant des techniques anciennes à Nancy ? Si vous en trouvez un, Stephan devrait peut-être essayer, on ne sait jamais… 

                Je suis heureuse de savoir Stephan près de Bettina et toi à Nancy. Vous êtes chez ta tante pour l’instant, mais vous devez être un peu à l’étroit, avec Suzelle, ton papa et vous trois ? Allez-vous essayer de trouver un endroit convenable pour vous loger avec une enfant en bas âge ? De quoi vivez-vous ? Je me doute que ça ne doit pas être simple tous les jours. Ça doit être affreux de partir du jour au lendemain, pour un endroit inconnu. Fermer la boutique a dû vous fendre le cœur. Espérons qu’il n’y aura pas de pillages et que vous retrouverez tous vos biens en rentrant à Strasbourg.  

                Je compatis avec Elise, Juliette est partie plus d’un an, sans se rendre compte du temps passé, loin de sa famille. Elle est restée vivre et travailler à la ferme comme si c’était son environnement naturel. Oui, elle est vraiment courageuse et à son âge elle ne devrait pas être obligée, de mettre sa vie en danger, comme elle le fait, pour le bien des opprimés de la dictature de l’Allemagne. J’en suis tellement désolée, j’ai tellement honte d’être allemande.  

                Je suis rassurée que Juliette et Erik soient tombés amoureux car avant de partir sur le front, il ne faisait que travailler et ne se souciait pas des filles. Je n’aurai pas aimé le savoir finir sa vie, seul. Ils sont si mignons tous les deux mais cette guerre ne les aide pas à être heureux. Tant qu’elle ne sera pas finie, ils ne pourront pas penser à fonder une famille et à s’engager d’avantage l’un envers l’autre. 

                Je comprends tout à fait que ton papa ne soit pas resté en zone libre avec Ada, pour continuer son rôle dans la résistance française. Je me rappelle de lui comme un homme avec des valeurs et d’une grande générosité, il ne pouvait pas en être autrement, il devait être résistant ! Juliette nous avait expliqué en quoi consistait se mouvement, qui prend de plus en plus d’ampleur. Les résistants français s’organisent entre autres, à faire passer en zone libre des prisonniers français qui se sont échappés ainsi que des militaires allemands enrôlés de force qui sont appelé les « Malgré-nous ». Je ressens beaucoup de gratitude envers ces gens qui risquent leur vie pour éviter l’emprisonnement d’innocents. Aujourd’hui, je peux affirmer que ma famille et moi-même sommes de la résistance ! Nous voulons essayer de protéger le plus possible de personnes à notre échelle. 

Je prends bonne note pour le Renard, j’espère que l’on pourra échanger des informations ensemble, également. Nous devons être très prudents pour garantir la sécurité des personnes que l’on met à l’abri. 

                Aujourd’hui, Nancy est française mais si vous sentez le vent tourner, si vous entendez des informations qui vous laisseraient pensé que vous n’êtes plus en sécurité et que vous n’avez pas le temps de rallier la zone libre, je vous convie à nous rejoindre, nous avons assez de place au sous-sol. Nous pouvons même rajouter des matelas s’il le faut et je sais où les trouver. 

                C’est malheureux de savoir que des gens dénoncent d’autres personnes, qui se font arrêter et déporter. Par chance, nous ne devrions pas être victime de délation, vu que nous n’avons plus de voisins. Comme je te le disais dans ma précédente lettre, les fermes aux alentours ont été réquisitionnées par l’armée. Quelques semaines plus tard, les soldats les ont désertés pour se rendre à Kehl ou autres destinations. Etant donné que notre dictateur déclare la guerre à de plus en plus de pays, il faut bien que des hommes s’y rendent pour combattre. Nous avons profité de la situation pour aller récupérer chez nos anciens voisins, tout ce qui pouvait nous servir pour le sous-sol. Nous avons récupéré de la nourriture, de la vaisselle, des vêtements, des lampes, des couvertures, du charbon, des médicaments, quelques armes oubliées par l’armée et divers objets. 

Je garde néanmoins un torchon blanc à proximité de la fenêtre de la cuisine, nous ne pouvons pas être sûrs d’être hors de danger, même si l’armée n’est plus dans les parages. 

                Je suis contente pour Ada, même si elle doit être très triste loin de ton papa, mais au moins elle n’est pas emprisonnée et ils pourront à nouveau être ensemble quand tout sera fini. Oui, c’est vrai j’avais oublié que les juifs sont obligés de porter l’étoile, c’est affreux de mettre ce fichu tampon sur leur passeport. J’espère vivement que la zone libre, le restera et que toutes les personnes qui s’y sont réfugiées, resteront en sécurité. 

Ni Erik, ni Klaus, ne savent où ils sont emmenés car ils ne sont pas assez gradés. Ils savent juste qu’ils partent dans des camps pour effectuer des travaux forcés. Quand, je repense à la situation, je me dis qu’Ada et même Hilda auraient pu se retrouver dans l’un de ces camps. Elles sont bien mieux, là où elles sont ! 

                Klaus va bien, jusqu’à peu de temps, il rentrait tous les week end. Il travaille dans un entrepôt près de Kehl, c’est ainsi dire à quelques kilomètres de la ferme. Au vu, de son efficacité au niveau de la logistique de redistribution de la nourriture, en direction des différents points stratégiques des combats, il a été nommé responsable de cet entrepôt. En travaillant à la ferme, depuis que nous sommes mariés, il a appris beaucoup de choses utiles dans pour être performant dans sa mission. Sa nouvelle fonction lui permet, de détourner quelques cartons de nourritures de temps en temps pour ravitailler le sous-sol. Les temps sont durs et il a pu faire du troc avec son homologue à l’entrepôt des médicaments, pour avoir quelques produits médicaux de premières nécessitées. Par chance, ils étaient à l’école ensemble et il sait qu’il peut avoir confiance en lui. C’est très dangereux pour Klaus et il sait très bien qu’il sera fusillé, s’il est découvert. Il travaille pour l’armée à contre cœur et je sais qu’il n’hésitera pas à se sacrifier pour protéger d’autres personnes.  

                Depuis, ma dernière lettre beaucoup de choses ont changé. Le lendemain du départ de Juliette, nous avons eu une visite d’un haut gradé de l’armée. Nous avons eu très peur car nous avons d’abord pensé que l’on avait été démasqué, mais si ça avait été le cas, il serait venu avec des hommes armés pour nous fusiller, comme votre boulanger ou emprisonner. Il est en fin de compte venu, nous annoncer qu’Erik était mort en URSS sur le terrain en pleine mission, mais que son corps n’avait jamais été retrouvé. Nous avons joué la comédie, en pleurant d’avoir perdu deux enfants à la guerre, à quelques mois d’intervalles. De ce fait, Klaus a été promu Sergent pour la perte de ses deux beaux-frères et maintenant il rentre tous les soirs dormir à la ferme. Ça me réjouis de le savoir avec nous, plus souvent. Il travaille beaucoup moins, il délègue une grande partie de son travail, il supervise et se consacre davantage à récupérer le plus possible de denrées sans éveiller les soupçons. 

                Erik avait déjà émis l’hypothèse, de nous quitter pour partir en France, rejoindre Juliette et surtout la résistance. Quand il a appris que l’armée pensait, qu’il était mort pour son pays, il a immédiatement commencé à faire ses bagages, sans savoir que Juliette allait revenir aussi vite. Nous avons troqué une vache contre une petite camionnette, nous l’avons chargé avec des denrées et des accessoires utiles pour la rébellion. Les voitures des résistants ont les phares jaunes, pour se reconnaitre entre eux et aussi repérer directement l’ennemi qui a des phares blancs. Ils ont eu du mal, à se procurer ces phares jaunes, en Allemagne. Les préparatifs ont été un peu long, c’est pour ça qu’Erik et Juliette ont mis un peu de temps, pour te faire parvenir cette lettre. Tu as dû être très surprise de les voir arriver tous les deux.  

                Je ne sais pas si papi, a eu de l’intuition ou non, mais il a vécu le reste de sa vie dans la crainte d’une nouvelle guerre et ne voulait pas que sa famille souffre à nouveau. Il aurait sans doute préféré que ce sous-sol reste inutilisé, oublié. Les réserves de nourritures qu’il a entassées pendant toutes ces années ont fortement diminuées, mais nous les réalimentons au fur et à mesures. Nous détournons une partie de notre production pour faire des conserves, plus ce que nous avons récupéré chez les voisins et les cartons de l’armée récupérés par Klaus. Nous pouvons tenir plusieurs mois, mais après cela va dépendre aussi de combien de personnes nous allons encore accueillir.  

                Elsa est une gentille petite fille, je ne pense pas qu’elle aura des nouvelles de ses parents avant la fin de la guerre, surtout que personne ne sait qu’elle est cachée chez nous. J’espère que nous les retrouverons plus tard et si ce n’est pas le cas, nous la garderons avec nous.  

                Maintenant que les abords de la ferme sont plus sûrs, Hilda va pouvoir commencer un potager, vers la grange avec des graines que Klaus lui a dégotées. Elle est en train de faire des semis pour qu’ils soient prêts à être plantés mi-mai. Elle espère faire encore plus de conserves et avec différents légumes pour ne pas se lasser. Quand nous étions enfants, tu te rappelles nous jouions souvent près d’un puis dans le fond de la propriété, on se demandait pourquoi il était loin de tout. Aujourd’hui, nous comprenons son utilité et pourquoi papi l’a installé ici. Elsa lui a proposé de l’aider, c’est un travail difficile mais elle fera ce qu’elle pourra.  

                Hans est beaucoup mieux depuis que la petite nous a rejoints. Je parle beaucoup avec Hans et Elsa, mais il faut toujours que je trouve les mots justes, pour ne pas qu’ils s’inquiètent d’avantage et qu’ils aient peurs, ce sont des enfants et ils ont besoin de garder une certaine innocence. Même si, la vie n’est pas rose ! 

                Bettina doit être tellement mignonne. Sait-elle marcher ? Commence-t-elle à parler ? Voit-elle d’autres enfants ? Elle est encore petite mais elle doit avoir envie de jouer. Je me rappelle que lorsque je promenais Hans petit, il voulait toujours que l’on s’arrête, pour jouer avec tous les enfants que l’on croisait. J’ai même pensé qu’il aurait besoin d’un petit frère ou d’une petite sœur. Mais, aujourd’hui je me dis heureusement, que je n’ai pas eu de deuxième enfant. A la fin de la guerre, on pourra tous se retrouver et nos enfants pourront rire et chanter ensemble. Elsa sera peut-être encore avec nous. J’ai tellement hâte de voir ta petite fille Bettina. 

                J’ai beaucoup de plaisir d’apprendre que tu as rencontré Louise et que tu passes du temps avec elle. Tes journées doivent te paraître moins longues. J’aimerais beaucoup que tu me la présentes quand ça sera possible.  

Stephan a toujours été assez discret et ne doit pas savoir vraiment où est sa place, après tous ces évènements. Il faut qu’il prenne le temps de se soigner et pas que physiquement. Ce qu’il a vécu est un traumatisme, il faut que tu sois forte et que tu lui apportes ton appui pour l’aider à traverser cette épreuve. 

Suzelle changera d’avis quand elle rencontrera le bon. Pour l’instant, c’est très bien qu’elle ait des rêves et médecin c’est un très beau métier. Elle pourra d’ailleurs, peut-être aider son beau-frère. 

                J’ai un peu honte de te dire que l’on ne manque plus de nourriture et c’est un soulagement. Mais comme je te l’ai déjà dit vous pouvez venir ici, la seule condition c’est que chacun doit aider aux tâches de la ferme. Ici, aussi il y a des topinambours mais pas que, il a des panais, des rutabagas entre autres… 

                Nous avons assez à manger et nous pouvons accueillir les trois enfants. Je serai heureuse de pouvoir venir en aide à ces jeunes. Je trouve cet instituteur remarquable, il est très courageux d’avoir mis sa vie en danger, en ville c’est beaucoup plus difficile de cacher des gens. Pour les récupérer, Juliette a donné les instructions Klaus, comme il travaille à Kehl et rentre tous les soirs, ça va peut-être plus simple que prévu. Hans et Elsa vont être contents de pouvoir jouer avec d’autres enfants. Il est prévu qu’ils arrivent à la ferme dans quelques jours, mais je ne sais pas quand exactement. Klaus étudie les habitudes de chacun pour ne pas risquer de se faire prendre. Ce n’est plus qu’une question de bon timing. 

                En remontant dans mes souvenirs, Rudolf Beomberg a toujours été bizarre. Ses parents étaient très sévères avec lui et n’avait jamais de temps à lui consacrer. Peut-être, qu’il s’est pris d’affection pour Ada car c’est une des seules personnes, qui a pris un peu soin de lui.  

                Juliette nous a appris que le gouvernement français, c’était réfugié en Angleterre et que depuis l’appel du Général de Gaulle à la BBC, les Etats-Unis étaient devenus votre allié. Je comprends tout à fait que les français et les autres peuples n’aient pas envie d’être envahis par les allemands mais combien de morts va-t-il encore y avoir ? Je suis peinée par cette situation et j’aurais tant aimé être née de l’autre côté de la frontière. 

                Recevez toute ma sympathie, prenez bien soin de vous, je vous aime très fort ma petite choucroute ! 

                Je t’embrasse fort et Bettina tout particulièrement ! 

                J’ai hâte de te lire et d’avoir des nouvelles de vous tous. 

                                                                                                              Ta Bretzel qui t’aime ! 

PS : Erik vous a apporté des vivres pour quelques semaines, j’espère qu’elles vous aideront. (J’ai veillé à ce qu’il n’y ait pas de topinambours)  

Des deux rives – e09

A Nancy,                                                                                 Le 2 mars 1942 

Ma Bretzel chérie, 

 Quelle tristesse en lisant ta lettre ! J’ai le cœur qui saigne en apprenant la mort du jeune Helmut. Je l’imagine avec sa « gueule d’ange », son franc sourire et ses boucles blondes, qu’il avait dû raser pour cette foutu guerre… Je vous présente à tous, mes sincères condoléances et aimerait tant pouvoir vous serrer fort dans mes bras. Heureusement, vous êtes réunis et en sécurité à la ferme. Je suis contente de savoir qu’Erik a pu revenir sain et sauf. Ça me rappelle le parcours de la fuite de Stephan il y a un peu plus d’un an et demi maintenant. Il n’a pas été considéré comme déserteur car, lors de sa cavale, il s’est luxé l’épaule et celle-ci n’a pas pu être soignée avant son arrivée à Strasbourg. Il a été classé inapte pour reprendre son poste. Il n’aime pas que l’on en parle, mais il ne peut plus du tout se servir de son bras droit ainsi que de sa main. L’écriture est devenue impossible.  

Comme tu le vois, je t’écris depuis la ville de Nancy, nous sommes partis un peu avant décembre tous ensemble- Papa continu ses aller-retours vers Strasbourg. Il m’a sommé de me dépêcher à te répondre pour donner la lettre à Juliette. Je comprends maintenant pourquoi… Effectivement, avant notre départ, Elise, la maman de Juliette passait tous les jours savoir si on avait des nouvelles. Elle est si jeune et courageuse… Je suis ravie de savoir qu’elle et Erik sont proches.  

Dans ta lettre, tu me demandais pourquoi papa n’était pas parti avec Ada. Comme le boulanger, Willi et Juliette, il est très actif dans la résistance de notre pays… Il ne voulait pas quitter le navire nous a-t-il expliqué. Un allemand du nom de Moritz Stopple (retiens le bien, nous l’appellerons ensuite « le renard » , restons prudentes) donne des informations cruciales à des gens comme Juliette. Papa avait un petit poste dans l’usine d’armement d’Haguenau, uniquement pour relayer ses informations à un de ses patron. Depuis quelques temps, il se sentait suivi. Il a quitté son poste à l’usine et nous entrainé à Nancy chez sa sœur. Nancy reste Française !  

Il me fait te dire que le Renard est une personne de grande confiance qui vous aidera toujours. Pose un linge blanc sur le rebord de la fenêtre de la cuisine si vous avez besoin d’aide. Papa souligne que c’est important. La délation se déverse plus encore que la pluie sur les Vosges, c’est dire !   

Il est heureux car il a eu une lettre d’Ada. Elle va bien, en zone libre, c’est beaucoup plus facile pour les personnes juives, elles ne sont pas obligées de porter l’étoile. Mais il parait qu’ils commencent à tamponner les passeports « JUIF ». C’est horrible ce que tu me racontes, de qualifier les gens d’impur pour une religion, un handicap… les embarquements de gens. Où vont-ils ? Est-ce qu’Erik en sait plus ?  

Et Klaus, comment vas-il ? Peut-il revenir ? Est-il loin de chez vous ? Il doit être si triste loin de toi et de Hans. Il est tellement protecteur avec vous. Je comprends très bien qu’il ait eu peur d’une fouille à la ferme.  

C’est incroyable cette lettre et formidable cette cachette ! Quelle intuition et parfaite idée de ton grand-père ! Je me rappelle de lui, sérieux, peu bavard mais très pertinent dans ses maigres paroles. Quel soulagement de savoir que vous pouvez vous cacher et manger ! J’imagine la pauvre enfant, sans ses parents, A-t-elle pu avoir des nouvelles?. Dans son malheur, elle a la chance d’être tombée sur vous. Et, je suis heureuse de savoir que Hans a trouvé une amie (certes plus petite) . Ce n’est pas facile de gérer tous ces changements… alors imaginons pour les enfants, ils comprennent bien plus que l’on ne le pense. C’est bien si vous pouvez lui parler, lui expliquer. Je parle de lui tous les jours à ma petite Bettina qui grandit à vue d’œil… Je les imagine ensemble, riant. Je ne peux m’imaginer Hans triste. 

J’ai ri quand j’ai lu dans ta lettre que vous aviez donné le nom de Karl à la Gestapo. J’espère qu’il ne lui arrivera rien de mal mais ça sera une bonne leçon !  

A Nancy, on n’a rien à faire  alors on se promène un peu parfois. Les gens ne parlent pas l’alsacien et semble se moquer de mon accent. J’ai rencontré une femme de notre âge, 31 ans (déjà !!!) que je retrouve presque chaque jour pour nous promener place Stanislas. Elle s’appelle Louise, je suis sûre que tu l’aimerais. J’ai tellement besoin de parler… Stephan est discret et écoute d’une oreille polie. Suzelle est un peu spéciale. Elle est très rationnelle et laisse peu de place à l’imagination. Elle ne veut pas du tout se marier « même pas en rêve » et veut entreprendre des études de médecin. Papa trouve cela curieux et marrant (comme la poule tiens !). 

En lisant les mots : cochons et vaches dans ta dernière lettre, j’ai honte mais j’en ai eu l’eau à la bouche… il parait qu’on mange des chats ou des rats en ville… selon les rumeurs. Je ne peux plus voir les topinambours en peinture mais je me force. J’ai perdu beaucoup de poids…  

Avez-vous assez à manger avec Erik, Juliette, Hilda et Elsa ?  

Reste-il de la place encore ? Papa me dit qu’un instituteur cache trois enfants juifs dans son appartement à Kehl. L’un d’eux a 10 ans tout comme Hans. Peut-être le connait-il d’ailleurs… Si vous êtes d’accord, ils pourraient venir un peu chez vous ? Juliette vous expliquera comment procéder me dit papa.  

J’ai pensé à toi, car, juste avant de fermer définitivement la boutique avant notre départ. J’ai aperçu Rudolf Beomberg en tenue militaire… Quel étrange homme… Ada m’avait raconté que c’était un pauvre garçon, fétichiste et triste. Elle lui enseignait le piano car ses parents l’obligeaient à apprendre. Elle avait de la peine pour lui. Peut être qu’il aurait juste voulu la revoir, c’est pour cela qu’il attendait comme un gros bêta en tripotant les vêtements.  

En parlant de vêtements, on a tout laissé dans la boutique et descendu le rideau de fer. Le départ était un peu précipité. Comme les locaux : boutique et appartement, appartiennent à Stephan, on peut tout laisser le temps que cette misérable guerre soit derrière nous.  

Le géneral de Gaulle soutient les résistants, Vivre libre ou mourir … Comment accepter les conditions imposées par l’Allemagne et son détraqué de dictateur ? Bien sûr, les français refusent l’armistice !  

Dire que nous sommes dans des camps opposés, pourtant, on se ressemble, on veut la même chose , on souffre de cette terrible situation. Prenez soin de vous ma chère Bretzel, nous pensons très fort à toi. Toute la famille se joint à moi pour envoyer de fortes pensées à tes parents et à vous tous.  

                                                                                              Je t’aime fort.  

                                                                                                              Ta Choucroute !!!  

Des deux rives – e08

Sundheim, le 28 février 1942 

                Ma très chère et tendre Bertille,   

                Effectivement, lorsque j’ai aperçu cette jeune étrangère, épuisée, vêtue comme un garçon et pleine de boue, je me suis étonnée et me suis dit qu’il fallait la mette tout de suite à l’abri, avec les autres. D’ailleurs, c’est vrai qu’elle est très jolie. Juliette, a eu beaucoup de difficultés pour arriver jusqu’à la ferme et elle a fait preuve d’une grande bravoure, après ce qu’ils ont fait à son frère. 

Je suis tellement désolée pour le pauvre petit Willi, il a été tellement courageux et j’ai une pensée pour sa famille, à qui il doit manquer énormément. 

                Pendant cette longue période sans nouvelle de toi, mon inquiétude était telle, que je m’imaginais que des choses affreuses vous étaient arrivées. Toi aussi, tu me manques terriblement ! J’ai relu tes précédentes lettres des centaines de fois, sans me lasser. 

                Comme, je suis triste de ne pas avoir pu être auprès de toi pour la naissance de Bettina. Et comme, elle doit déjà être grande à 19 mois. C’est dommage, que Stefan n’ait pas pu être avec toi, pour l’accouchement. Mais heureusement, tu étais bien entourée et ça me réchauffe le cœur. Je n’aurais pas aimé te savoir seule et apeurée dans cette épreuve de la vie.  

C’est un vrai honneur pour moi de savoir que tu as choisi, de donner mon prénom à ton petit ange. J’ai vraiment très envie de faire sa connaissance et la serrer dans mes bras. 

                Je me rappelle très bien la promesse que je t’ai faite, mais je ne pensais pas qu’une guerre se mettrait entre nous. Nous avons toujours été inséparables et nous le sommes aujourd’hui par les sentiments. Nous nous retrouverons et notre amitié sera inébranlable.  

                C’est vrai que ta maman, vous a quitté bien trop jeune, Suzelle et toi. Ada a été une très gentille maman de substitution pour vous et une femme remarquable pour votre papa. Je me remémore avec beaucoup de joie, tous les moments que l’on a passé tous ensemble, mes frères, mes sœurs, Suzelle et toi. Il y avait beaucoup d’animation avec 7 enfants à la ferme. C’était facile de faire croire aux petits, que Zola était un monstre, puisque c’était la seule poule noire que nous avions avec des plumes aux pâtes et qui pondait des œufs marrons, qui plus est. C’était pourtant, une très gentille poule qui nous a donné beaucoup de poussins. J’ai su plus tard qu’elle était d’une race spéciale « Marrans » et les autres poules étaient juste des poules communes, d’où la différence. 

                Strasbourg est maintenant allemande, tout comme l’Alsace et la Lorraine. Les répressions contre les juifs, les tziganes et autres personnes différentes sont devenues monnaies courantes. J’ai entendu que l’Allemagne avait déjà pris beaucoup de pays, mais est-ce que le sud de la France est-elle vraiment moins risquée ? Serez-vous plus en sécurité au sud du pays ? Stephan ne devra-t-il pas repartir pour reprendre son poste pour l’armée ou sera-t-il considéré comme déserteur ? 

                Je suis tellement heureuse que Stephan ait pu s’enfuir, pour à vous rejoindre et prendre sa fille dans ses bras. Il a vraiment eu beaucoup de chance car Dieu seul sait combien de temps, il serait resté emprisonnée ou subir un sort bien pire. Je me doute de sa joie en voyant Bettina car je visualise très bien Klaus avec notre petit Hans. J’espère que vous allez pouvoir rester tous les trois maintenant, à Strasbourg ou ailleurs. 

                J’ai eu très peur que Rodolf Bëomberg veuille du mal à Ada. Je ne comprends pas pourquoi il ne t’a pas dit tout de suite qu’Ada était en danger. En tout cas, je suis heureuse de la savoir en lieu sûre dans le sud de votre pays. Elle aurait été bien chez nous, mais ton papa a eu raison c’était certainement trop risqué de faire le trajet jusqu’ici. Pourquoi n’est-il pas resté avec elle ? 

                Dans les années 20, mon grand-père terrorisé par la guerre avait fait construire plusieurs annexes à la ferme. Dont, un bâtiment dans le fond de la propriété, qui aux abords, ressemble juste à une simple grange. Mais, cette grange a un sous-sol avec une entrée cachée. Depuis, la construction personne n’avait mis les pieds là-bas, hormis papi. Il avait couché des instructions sur un document qu’il avait remis à mon père en cas d’une éventuelle nouvelle guerre. Papa avait oublié cette lettre et la retrouvée par hasard. Nous avons trouvé cette cache, avec des lits, des couvertures, quelques vêtements, des tables et chaises, de la vaisselle, des conserves de viandes et de légumes en grande quantité et tout le matériel de survie pour tenir cacher plusieurs mois. Tout ça avait été accumulé par papi jusqu’à sa mort.  

                Dans ma dernière lettre, je te disais que l’armée emprisonnait les personnes qui étaient impures et pour eux les personnes handicapées le sont. Nous avons pris les devants et nous avons caché Hilda au sous-sol. Quelques jours plus tard, des soldats sont venus pour l’arrêter, nous leur avons dit qu’elle était partie avec son fiancé (bien sûr elle n’en avait pas) et que nous n’avions pas eu des nouvelles depuis. J’ai dû inventer une histoire très rapidement et j’ai dit qu’il s’appelait Karl Diesdorf. J’espère sincèrement que Karl n’aura pas d’ennui mais je me suis que de toute façon, il n’avait pas été correct avec Martina et que cette excuse me consolait. Je ne pense pas qu’ils ne l’aient retrouvé car ils ne sont jamais revenus pour chercher ma sœur. Ils ont dû penser qu’ils étaient ensemble quelques parts et que d’autres soldats se chargeraient d’appréhender ma soeur. 

                Par la même occasion, nous avons recueilli une petite juive de 5 ans, effrayée dont les parents ont été emprisonnés par l’armée. Nous l’avons cachée avec Hilda qui lui a fait la classe pendant tous ces mois passés, isolées toutes les deux. Hans se faufilait de temps en temps pour s’instruire également mais nous n’avons que trop peu de livres pour un réel enseignement. Même, si Elsa est plus petite que lui, il a besoin de la compagnie de cette enfant. D’une manière générale, ils se sont tout de suite très bien entendus, un peu comme un frère et sa petite sœur et ça me réjouit pour eux. 

                Quand nous avons caché Juliette au sous-sol, Hilda et elle sont devenues très amies. Ça faisait déjà plus d’un an qu’Hilda et Elsa étaient là-bas et Hilda était contente d’avoir un peu de compagnie d’une personne adulte. Elles ne restent pas enfermées toute la journée dans le sous-sol, elles peuvent sortir toutes les trois, au fond de la propriété à l’abri des regards. Hopla joue très bien son rôle et dès qu’un étranger s’approche de la propriété, il aboie pour alerter les fugitives à vite retourner se cacher. Juliette était tellement bien et détendue qu’elle en oublait presque qu’elle devait repartir. Et plusieurs semaines, sont passées… 

                Juliette nous a raconté qu’en France, ils y avaient beaucoup de personnes qui étaient contre l’Armistice et qui ne voulaient pas être allemands. Ces gens sont à l’origine d’un mouvement « les résistants » dont faisait partie Willi et dont fait maintenant partie Juliette. Ils risquent leur vie pour redevenir libres et pour essayer défendre les persécutés.  

                Erik et Helmut sont revenus que trop peu de fois en permissions, avant de partir sur le front en URSS. Ils avaient été fiers de se battre pour leur pays mais là, ils ne savaient même plus pourquoi ils se battaient, ils suivaient juste les ordres. C’était tué ou être tué. 

Je porte le noir depuis le 9 août 41, le bataillon d’Helmut est tombé dans une embuscade et malheureusement l’ennemi n’a fait aucun prisonnier. Nous avons perdu notre petit frère, mes parents ont perdu leur petit dernier, ils sont inconsolables. Nous sommes tous inconsolables. 

                Erik à la nouvelle du décès d’Helmut, a fui la zone de combat. Il venait de perdre son frère, son meilleur ami dans un combat qui n’était pas le leur. Il a marché de nombreux jours, monté dans des trains sans titre de transport, il a dû se cacher et être très prudent pour parcourir plus de 6000 km. Il est arrivé chez nous éreinté le 15 décembre 41. Etant déserteur, nous avons dû le cacher avec les trois filles au sous-sol.  

                Contre toute attente, une idylle est née entre Juliette et Erik. Bien qu’il soit son ainé de 5 ans, ils s’aiment déjà très tendrement. Cette situation, la met dans l’embarras car juste avant l’arrivée d’Erik, elle avait pris la résolution de retourner à Strasbourg pour continuer ses actions avec la résistance. Sa famille doit se faire un sang d’encre, surtout qu’il vienne déjà de perdre un fils, eux-aussi.  

                Peu après le décès d’Helmut, Klaus a été obligé de partir pour le combat. Nous avons été dévastés. Je voulais qu’il se cache avec Hilda, Elsa et Juliette, mais il n’a pas voulu. Il pensait que des fouilles de la ferme auraient pu être réalisées pour le retrouver, alors les filles auraient pu être découvertes par sa faute. Hans ne comprend pas pourquoi son oncle est mort et que son père soit obligé de partir pour se battre. Heureusement, il a été affecté dans un hangar qui reçoit les réquisitions de productions de nourritures et doit les faire se rediriger sur les différents champs de batailles à proximité, selon leur besoin. 

                Ils n’ont pas réquisitionné notre ferme car elle est trop vieille et pas assez confortable pour eux. Nos voisins n’ont pas eu autant de chance. Tant que nous pourrons leur fournir des vivres, ils nous laisseront tranquilles. Nous avons besoin de garder notre indépendance, pour pouvoir garder notre sous-sol en sécurité pour ceux que nous cachons. 

                La vie à la ferme devient très difficile, il n’y a plus que papa, maman, Martina et moi pour exécuter toutes les tâches. Hans est gentil et il nous aide du mieux qu’il peut mais il n’est pas très costaud. Nous sommes vraiment fatigués mais nous tenons le coup. Hilda et Juliette s’occupent qu’en t’à elles de la couture, de faire des conserves et des jambons dans le sous-sol. 

                L’armée nous a pris l’hiver dernier presque tous nos cochons, même les laies en train d’allaiter. Nous avons dû donner le biberon aux porcelets avec du lait de vache. Il nous reste toujours nos vaches, ils en prélèvent une de temps en temps. Heureusement, que nous avons un taureau pour avoir des petits et donc du lait. 

                Sidonie et Hopla vont bien et passe beaucoup de temps avec Hans car ils se rendent bien compte que le petit homme est triste et qu’il a besoin de réconfort. 

                Je sais que mes nouvelles, ne sont pas très joyeuses et j’espère vivement que cette guerre sera vite loin de nous et que l’on pourra vite se retrouver tous ensemble. Et Vivre librement. 

                J’ai enfin réussi de convaincre Juliette de repartir donner des nouvelles à ses proches et de revenir quand elle voulait pour retrouver Erik. Nous lui avons dit que nous étions prêts à mettre à l’abri quelques juifs ou personnes en danger. Qu’elle pouvait les faire venir en étant prudents. 

                Donne-moi des nouvelles de toute ta famille, embrasse-les bien tous pour moi. Espérons que vous vous porterez pour le mieux et que Juliette pourra te remettre cette lettre, si tu n’as pas fui Strasbourg. 

                Je t’aime très fort ma choucroute, prends soin de ta petite famille et de toi-même. 

                A bientôt, j’espère…..    

                                                                                              Ta petite Bretzel  

PS : milles baisers à Bettina 

Des deux rives – e07

Le 16 septembre 1941                                                                                 A Strasbourg,   

Ma très chère Amie,  

En voyant cette jolie blonde d’à peine dix-huit ans, prénommée Juliette, j’imagine que tu as tout de suite compris. Le pauvre Willi a été arrêté près de la frontière en août 40, ma lettre bien cachée dans la doublure de son pantalon. Il a été fusillé le jour même dans la cour de l’école Charlemagne pour haute trahison et échange d’informations confidentielles. Ce fût une immense tristesse pour tous ceux qui le connaissait. Sa sœur cadette Juliette, armée d’un courage incroyable décide de suivre ses pas. S’il te plait, garde-la quelques jours cachés comme tu le faisais pour Willi. Je pense qu’elle en aura bien besoin. 

J’ai tellement voulu t’écrire, prendre de vos nouvelles. Tu me manques terriblement.  

Ma petite fille est née le 28 juillet de l’an passé. Stefan n’a pas pu revenir à temps pour l’accouchement. Heureusement, Ada, Suzelle et la vieille Martine, m’ont aidé de toutes leurs forces. Quelle épreuve ! J’ai cru mourir plusieurs fois… jusqu’à croiser ses petits yeux plein de vie. Un seul prénom m’est venu en tête, c’est le tien ma petite Bretzel, je l’ai appelé comme toi. Elle s’appelle Bettina. Elle est merveilleuse. Ses sourires me soufflent l’espoir et le courage. Tout comme tu l’as toujours fait pour moi. Je me suis toujours sentie forte près de toi. Je me rappelle bien, ce vieux curé que l’on embêtait par nos farces d’enfants. Devenir Nonne, même pas peur, si l’on est ensemble…  

Ma maman nous abandonne, mais toi tu es là. Tu me fais rire et tu me jure que nous, on ne se quittera jamais. Je viens souvent chez vous à la ferme avec Suzelle. Qu’est-ce qu’on rit ! Tu te souviens quand on avait raconté aux petits que Zola la poule mangeait les enfants, surtout les petits grassouillets. Erik et Martina refusaient de s’endormir seuls. Ta mère nous avait donné une bonne leçon… Dormir au poulailler avec Zola ! Tous ces souvenirs me submergent. Je t’aime tellement. Je serai si heureuse de vous présenter ma petite Bettina.  

Je prie chaque soir pour que la guerre vous épargne, ta famille à la ferme et tes frères au front. Ils ont pu revenir en permission ? Helmut doit vraiment trouver le temps long sans sa famille. Le petit dernier reste… le petit dernier. 

Donne-moi vite des nouvelles, de tes parents, de mon filleul chéri, de tes frères et sœurs, de ton ombre Sidonie et le brave Hopla. Toi et Hans aussi bien sûr. 

Je ne sais pas encore si nous allons rester à Strasbourg. Je ne peux t’en dire plus par écrit pour l’instant.  

Stephan est avec nous. Lorsque la France s’est fait envahir, il a été fait prisonnier de guerre et a été envoyé en Allemagne. Il n’a donc pas pu me voir avec ce ventre énormissime. J’étais encore plus énervé et inquiète, ne connaissant pas la situation … Le pauvre ! Lors d’un transfert en train, il a réussi à s’échapper avec un jeune soldat. Il est revenu prudemment en se cachant souvent. Il est arrivé le 4 août, sept jours après la naissance de notre fille. Je ne l’ai jamais vu si heureux. Il pleurait comme un enfant avec un sourire de grand-mère qui mange des caramels. Je n’en menais pas large non plus je l’avoue.  

Comment ça se passe à la ferme, avez-vous toujours vos vaches et vos cochons ? La récolte de juillet/ août ne vous a pas trop épuisé ? Arrivez-vous à manger correctement ? L’armée n’a pas réquisitionné votre ferme pour s’y loger ?  

Ils font beaucoup cela dans les fermes aux alentours. C’est la panique à Strasbourg depuis l’occupation. Plus d’un an après, on ne s’y habitue pas. On entend parfois des bombardements lointains. Je préfèrerais avoir peur de Zola. Je serre mon bébé tout chaud à l’odeur de lait contre moi et je me jure de tout faire pour la protéger.  

Tu avais raison pour l’Allemand qui venait dans la boutique. Il s’agissait bien de Rudolf Bëomberg. Je m’étais beaucoup méfiée suite à ta lettre. Il a continué à venir. Et, un jour, n’y tenant plus, je lui ai demandé ce qu’il voulait vraiment, que je l’avais reconnu.  

«- Ada…. » A répondu l’ordure !
– Qu’est-ce que tu lui veux ? J’ai dit rouge de colère, énorme, prête à exploser.  
– Lui dire…. 
– Quoiiiiiiii !
-Qu’elle est en danger. On sait qu’elle est juive… on reçoit des courriers tous les jours pour dénoncer les juifs du quartier. Heureusement que ma poubelle est grande. 
-Pourquoi tu me préviens ?  
-Je ne savais pas qu’Ada était juive…. Je l’aime bien, elle me donnait des cours de piano quand j’étais petit. J’adorais ça.  

Il a tourné les talons mais a insisté avec ce danger encore une fois en appuyant son regard plus fort.  

Je n’ai pas eu le temps de le remercier… je ne l’ai jamais revu.  

Dix jours plus tard, j’accouchais. Ada a embrassé l’enfant de toutes ces forces et nous a dit qu’elle partait en zone libre dans le sud de la France. Papa a fait l’aller-retour avec sa petite valise verte. Il y a mis son cerveau dedans pour ne plus penser a-t-il dit. Je lui avais parlé de venir se cacher chez vous. La ferme est isolée et il y a beaucoup de cachettes mais, quand on voit la minutie que les soldats emploient pour débusquer de pauvres gens… Papa avait peur qu’Ada soit attrapée et que vous soyez considérés comme complices. On ne rit pas avec ça… Si tu savais ce qu’ils ont fait au gros boulanger qui fournissait en douce du pain les résistants…. 

Ma très chère Bretzel, prend soin de toi et ta famille. 
                                                    

Je t’embrasse très fort ainsi que ta famille. 

Ta Choucroute qui T’aime  

Des deux rives – e06

Sundheim, le 2 juillet 1940 

                Ma très chère amie Bertille,   

                Une grande tristesse m’a rempli le cœur en lisant les premières lignes de ta lettre. Je comprends très bien ta colère et désapprouve cette ferveur des hommes à vouloir servir leur nation. Ce qui me rappelle que mes frères sont sur le front. Certes, Stefan a perdu des personnes très proches, comme nous tous, mais s’enrôler ne les ramènera pas, malheureusement.  

Il est regrettable qu’il ne puisse pas avoir plus de permissions, alors que c’est là, pendant la fin de ta grossesse que tu as le plus besoin de lui. 

                Pendant cette période jusqu’à la naissance du petit ange, tes émotions vont être exacerbées et tu vas passer dans tous les états en un claquement de doigt. Tu vas rire, pleurer et t’emporter pour des choses sans importance et ça te fera sourire dans quelques années quand tu repenseras à ces moments. Avec Klaus, on rit souvent lorsque l’on se remémore des souvenirs de quand j’attendais notre petit Hans. Notamment, lorsque je ne supportais plus qu’il fasse du bruit en se grattant la barbe ou que le chat rentre dans notre cuisine pour déposer un mulot, nous habitons à la campagne c’est normal ! 

                Je suis contente de savoir que le bébé pointera le bout de son nez, en été. Les enfants grandissent tellement vite au début qu’il faut rapidement changer les vêtements et en cette période de guerre, comme tu le disais, il est préférable de se nourrir que de se vêtir. D’où, la difficulté pour votre boutique et il est préférable de garder le stock pour d’éventuelles ventes. C’est gentil, à Ada et Suzelle de te seconder de temps en temps car malgré tout, tu dois être fatiguée. Parviens-tu à mieux t’alimenter ? Financièrement ça doit être difficile de pouvoir rester ouvert sans trop de rentrées d’argent mais avec les charges qui tombent quand même ? 

                Stefan a dû te trouver métamorphosée lorsqu’il est venu te voir. J’espère que vous avez pu profiter de chaque instant, de ces deux jours passés ensemble. Avez-vous déjà réfléchi à des prénoms ? Sait-t-il maintenant, s’il pourra revenir quelques jours pour la naissance ? Je sais que son poste est très important pour l’armée car stratégique, mais ça serait tellement merveilleux que vous soyez réunis pour cette occasion. J’aimerais tant être auprès de toi et pouvoir t’épauler comme tu l’as fait avec moi, quand j’étais enceinte. Stefan regrettera plus tard, tous ces instants manqués durant ta grossesse. 

                Willi a l’air de faire un peu partie de votre famille, c’est un très gentil garçon et je suis également heureuse qu’il puisse faire transiter nos correspondances. Nous l’avons à nouveau logé dans la grange et nourri pendant plusieurs jours. C’est plus agréable de dormir dans la paille en été. Nous lui avons dit qu’en cas de problème, il pouvait venir se mettre à l’abri chez nous, notre propriété est grande et il y a pleins d’endroits pour se cacher. Il est prudent, espérons qu’il ne se fera pas prendre. 

                Hans est déçu de ne pas pouvoir te rendre visite et espère que la prochaine fois que l’on ira au bord de la Kinzig se sera avec toi et le bébé. Il a hâte qu’il grandisse pour pouvoir jouer avec lui ou elle si c’est une fille et faire un tas de bêtises ensemble. Il se voit déjà inséparable comme toi et moi. Il t’aime beaucoup et pense souvent à toi. 

                Ma famille se porte à merveille à la ferme et la chaleur apaise un peu les soucis de chacun. Mes frères ne sont pas encore revenus en permission, mais ils nous ont écrit. Helmut est jeune, il a du mal à vivre loin de nous, surtout dans ces circonstances. 

Je te remercie d’avoir une pensée pour chacun d’entre eux, que tu connais si bien depuis toutes ces longues années. 

                Je me rappelle que ta famille et toi aviez emménagé de France, juste à côté de notre ferme juste après la grande guerre. Ton père avait été muté par son entreprise pour aider à la reconstruction des ponts le long du Rhin pour repasser d’un pays à l’autre. Nous avions fait toute notre scolarité dans la même classe, on était toujours collées l’une à l’autre, jusqu’au jour où vous êtes repartis à Strasbourg, bien des années après. Mais heureusement, nous vivions seulement à quelques kilomètres l’une de l’autre. Ce qui nous a permis de rester très proches. Et dire que sans cette maudite guerre, nous nous ne serions jamais rencontrées.  

                Hans trépigne, il aimerait retourner à l’école mais elle est toujours réquisitionnée. Il a toujours peur, nous lui avons expliqué qu’il ne fallait pas, mais c’est difficile car même nous étant adultes nous ne comprenons pas pourquoi nous sommes en guerre.  

Nous avons également remarqué que les soldats passaient de plus en plus souvent dans les rues et qu’ils transportaient des gens dans leurs camions. Certaines personnes que je croise lorsque je dois aller nous ravitailler, disent qu’ils emprisonnent les personnes impures selon leur critère.  

                Sidonie me suit toujours comme un petit chien avec sa démarche gauche, elle est si marrante et elle ne laisse personne m’approcher. Elle me protège. Hopla est toujours aussi joueur alors qu’il n’est plus si jeune.  

Effectivement, Klaus est toujours en retard et oublie tout, il dit que je suis son pense-bête et ça me fait rire. Nous ne savons pas quand nous pourrons partir en voyage. Mais après la guerre, il va falloir travailler dur pour avoir suffisamment d’argent pour nous remettre de cette crise. Alors nous espérons vivement pouvoir partir avant nos 20 ans de mariage. Le plus important, c’est que nous nous aimions comme au premier jour ! 

                Nous n’avons pas beaucoup de naissances en ce moment car la période est passée. L’armée nous a prélevé une partie de nos moutons car c’est plus facile à emporter que les vaches. Ils nous ont donné une poignée de tickets de rationnement en riant, ils nous ont dit qu’ils reviendraient plus tard pour prendre le reste. Ils n’ont pas encore pris le temps de regarder les cochons car ils sont un peu plus loin, par chance. L’époque des moissons est entre juillet et août, nous allons donc bientôt avoir à faire une partie de la récolte. Qui sera bien sûr, directement réquisitionnée. 

Papa adore l’été effectivement, car il a beaucoup moins de douleurs et il commence à ne plus supporter le froid. 

C’est bien à l’église paroissiale Saint Etienne de Sundheim où je joue de temps en temps de l’orgue. Nous connaissons le prêtre depuis de nombreuses années et il me permet de l’utiliser. Mais, ces temps-ci, je n’ai pas le cœur pour la musique.  

Te souviens-tu, il y avait un couvent de femmes à côté de l’église. On faisait tellement d’âneries que nos parents nous disaient souvent qu’aucun homme ne voudrait nous prendre pour épouse et de que l’on finirait nos jours, là-bas. Ce souvenir me fait beaucoup rire aujourd’hui.   

                J’ai entendu à la radio, que l’Armistice demandée par la Maréchal Pétain avait été signée le 22 juin et qu’en conclusion l’armée allemande avait pris position dans le quart nord-est de la France. Je pensais la guerre était finie puisque votre pays avait capitulé, mais notre pays vient de rentrer en guerre avec l’Angleterre. Mais pour quand cette guerre va-t-elle enfin prendre fin ? Comment se passe l’occupation pour vous ? Willi aura peut-être plus de mal à passer d’un pays à l’autre, maintenant. 

                Ton histoire de soldat allemand m’intrigue. Tu te rappelles dans ma précédente lettre, je t’avais dit qu’il y avait des soldats qui étaient venus pour nous demander si nous étions juifs ou si l’on en connaissait. Je me suis souvenue plus tard, que j’avais cru reconnaitre, Rudolf Bëomberg qui était en classe avec nous. Il était toujours tout seul à l’époque et les autres élèves se moquaient toujours de lui. Est-ce que tu te souviens de lui ? Est-ce que tu penses que ça peut-être lui ? J’ai entendu dire dans le village qu’il faisait partie de la Gestapo, qui est la police secrète dans notre pays. Elle a pour but de pourchasser les juifs, les personnes différentes et les opposants à la guerre. 

                Si tel est le cas, il t’a peut-être reconnu. De ce fait, il aurait passé un peu plus de temps dans ta boutique que prévu et aurait aperçu Ada. Il a peut-être des doutes, il doit penser qu’elle est juive mais comme il te connait, il attend d’en être sûr avant de la faire arrêter.  

Ne sachant pas, s’il s’agit bien de Rudolf, s’il y a un réel danger, je ne peux que te conseiller de faire attention à Ada et même peut-être la mettre à l’abri. Je m’inquiète pour elle, maintenant elle n’est plus en sécurité à Strasbourg. 

                J’espère que ton papa et Suzelle vont bien. Embrasse-les pour moi ainsi qu’Ada et Stefan quand tu le verras. Je vous aime très fort. J’aimerais te serrer fort dans mes bras. 

                Sois prudente, prends bien soin de toi et de tes proches. 

                Puisse cette lettre te parvenir rapidement afin de pouvoir faire ce qu’il faut pour Ada et qu’elle ne tombe pas entre les mains de personnes mal intentionnées. 

                                                                              Ta petite Bretzel  

PS : Au besoin, nous pourrions la cacher ici  

Des deux rives – e05

Strasbourg, le 21 juin 1940  

Ma très chère Amie,  

Je suis dans une rage folle ! Je ne décolère pas, Stephan m’a complétement dupé ! 

Déjà, j’ai appris qu’il a postulé lui-même pour ce travail d’intendant à un ami officier. 

Ensuite, quand je t’ai écrit qu’il reviendrait toutes les quinzaines, c’est ce qu’il avait laissé entendre. Il l’a fait deux fois…. Puis m’a expliqué qu’il n’aurait des permissions QUE tous les 3 mois !!! Charleville-Mézière est beaucoup trop loin… Et, encore je dois me sentir heureuse que ça ne soit pas tous les six mois !!!! Je me demande ce qu’il cherche à prouver… Il a déjà 32 ans. Je le soupçonne de vouloir venger ses oncles et cousins arrachés prématurément à la vie lors de la première guerre. Lorsqu’il s’est proposé, il ne savait pas encore que j’étais enceinte, et n’a pas su refuser par la suite …. 

D’après le médecin, le bébé est prévu pour tout début août. Dans un peu plus d’un mois ! Stephan va revenir ce weekend. Ça va lui faire un choc de me voir si ronde. Je ne sais absolument pas s’il sera présent pour les jours préposés à l’accouchement… J’ai très peur. Je me demande comment ça va se passer, si tout va bien aller.  

Heureusement que ma famille est là. Je me sens bien entourée. J’aime retrouver la rue des jardiniers, rue de mon enfance. Suzelle et Ada m’aident parfois à la boutique. Je te l’avoue, les affaires marchent très mal depuis le début de la guerre… Les gens ne viennent qu’en ultime recours et préfèrent garder leurs sous pour manger. Je les comprends. Comme je suis en forme (c’est le cas de le dire) et qu’il y a peu de stock à ranger, je poursuis mon activité normalement. 

Ma colère me fait perdre mes bonnes manières. Je te remercie infiniment pour le jambon que l’on a dévoré, même Ada (qui pourtant est juive, sacrée Ada !) et Willi, que l’on a invité de bon cœur à partager le repas. Je lui suis si reconnaissante de passer nos lettres. Il m’a dit que s’il se faisait attraper, c’était le moindre de ses soucis… Papa l’a fusillé du regard. J’ai fait mine de rien. Suzelle aussi.  

La chaleur n’arrête pas cette foutu guerre. Je ne suis pas sûre de pouvoir me baigner avec mon cher filleul cet été dans la kinzig. Dis-lui que ça me peine énormément mais ce n’est que partie remise.  

Je suis très heureuse d’avoir pu lire des nouvelles de toute la famille. Quels parents remarquables tu as ! Je suis sûre que Martina va rencontrer un gentil mari. Karl est un idiot de l’avoir mené par le bout du nez. Elle mérite bien mieux que lui ! J’ai une grande pensée pour tes frères que j’affectionne tant mais que je ne comprends pas, (comme mon Stephan) quelle idée cette engouement pour se battre ? Ils sont jeunes et vont surement vite déchanter. Je me souviens de la grande guerre de 14. Nous avions seulement trois ans à son commencement mais la terreur est restée cachée dans nos entrailles …. C’est là que je comprends ton petit Hans et que j’ai envie de le serrer fort dans mes bras.  

J’ai ri en repensant à l’oie Sidonie, Klaus est si gentil et si souvent en retard. Comme le jour de votre mariage. Vous ferez votre voyage si tôt la guerre achevée non ? 10, 11, 12 ans ça se fête non ? Espérons que ça ne soit pas 20 !!!!!!  

C’est très étrange, depuis une semaine, un soldat allemand vient tous les jours après le déjeuner dans la boutique. Il fait mine de regarder les vêtements mais ne semble pas tant intéressé. Il reste une dizaine de minutes et s’en va. Au départ, j’ai eu peur, puis je me surprends à attendre sa venue. J’ai l’impression de le connaître mais impossible de me souvenir. Il est grand, cheveux châtains, notre âge environ, des yeux couleur noisette aux grands cils. Il parle alsacien… ou juste les mots de convenance. Aide-moi ma Bretzel, si je le connais, tu dois le connaitre également. 

Je pense très fort à vous à la ferme, je vous embrasse. Une double bise à mon filleul et à Hilda (qui compense sa boiterie par un humour décapant et un cœur gigantesque !). une caresse à Hopla et à Sidonie. 

N’avez-vous pas trop de travail avec les bêtes qui mettent bas en ces temps ? Et, la récoltes des céréales a déjà commencé ? Ton papa doit se sentir mieux, la nuque chauffée par ce soleil.

 Je me réjouis que tu puisses entrainer tes doigts sur l’orgue de l’Eglise (de Sundheim ?) même si tu mérites bien mieux, ne l’oublie jamais ! Tu es une grande artiste et tu as toujours du temps devant toi. 

Je t’aime fort.  

                                                                          Ta choucroute adoré 

Pourvu que cette lettre t’arrive ma Bretzel, tes lettres sont un soleil dans ma vie.  

Des deux rives – e04

Sundheim, le 14 avril 1940 

                Ma tendre amie Bertille,   

Ta lettre m’a remplie de joie et m’a fait un bien fou dans cette morosité ambiante. Ma réponse s’est faite malheureusement attendre dans l’incertitude de ne pouvoir te la faire parvenir. Je te remercie chaudement pour tes bons vœux et malgré l’année déjà très avancée, je tiens à te présenter les miens. Je te souhaite une grossesse des plus simples et un accouchement sans douleur avec Stephan à tes côtés. Mais dis-moi, il est pour quand ce bébé ? Car les mois passent et je ne sais toujours pas ! 

                Willi a de plus en plus de mal à passer la frontière comme tu le sais et c’est pourtant le seul moyen que nous ayons pour correspondre toutes les deux en cette période troublée. Nous allons certainement devoir espacer nos échanges pour la sécurité de ce pauvre petit Willi. Nous avons dû le cacher dans la grange pendant quelques jours car il n’était pas sécurité avec tous les contrôles. J’espère également que cette guerre se terminera rapidement.  

                Il m’arrive souvent de me réveiller la nuit car je rêve ou plutôt je cauchemarde de la guerre, pas celle-ci mais celle de quand nous étions toutes petites. Cette guerre a duré quatre longues années et j’entends encore les explosions des bombes. Je ne pensais jamais revivre un si terrible événement. 

                J’ai un peu plus de temps pour te raconter comment se passe la vie à la ferme et comment se portent les membres de la famille, vu que Willi est dans la grange. Les nouvelles ont bien changé en quatre mois. Nous avons encore faims car notre production est toujours réquisitionnée. Heureusement, ils ne prennent pas nos bêtes. 

                Klaus se porte bien mais travaille dur car il faut s’occuper des animaux, nettoyer, réparer tous les outils et clôtures et au printemps il faut également ensemencer les champs. Il va avoir 30 ans cette année et ne fait rien d’autre que travailler. Et dire que l’on devait enfin partir en voyage pour nos dix ans de mariage l’année dernière et que nous n’avons pas pu partir à cause de la situation militaire de notre pays. 

                Hans est très sage, il comprend la situation. Il ne peut plus aller à l’école car elle a été réquisitionnée par l’armée. Il a peur et s’est compréhensif bien que notre ferme soit bien à l’écart du village. Nous sommes donc assez loin de toutes les effervescences de la guerre et de l’insécurité. D’ailleurs, il te remercie vivement pour le bonnet, il lui va à ravir. Il a hâte de pouvoir jouer au bord de la Kinzig avec sa marraine. 

                Maman est fière car elle se débrouille toujours pour nous faire à manger certes en très petite quantité mais on a quand même deux repas par jour. Et ce grâce au peu de la production que nous arrivons à dissimuler avant les réquisitions et avec les tickets de rationnement. Nous avons tous beaucoup maigri mais il faut tenir le coup, cette guerre prendra bien fin un jour. 

                Papa a beaucoup aimé l’écharpe que tu lui offertes, il la porte tout le temps même à l’intérieur. Il a encore plus de douleurs avec l’humidité mais heureusement les beaux jours arrivent. 

                Ma sœur Hilda à 26 ans n’a toujours pas de mari mais avec son infirmité ce n’est pas facile. Avec son pied bot, elle a de plus en plus de mal à marcher mais elle peut quand même aider à la ferme. 

                Martina ma deuxième sœur a 25 ans et vient de revenir vivre à la ferme car fiancée depuis cinq ans, Karl a rompu leurs fiançailles. On se demandait pourquoi, ils ne se mariaient pas depuis tout ce temps. Il a pris prétexte de la guerre pour partir. 

                Mon frère Helmut va avoir 20 ans cette année, il a donc été réquisitionné par l’armée.  

                Quant à Erik mon second frère, il a maintenant 23 ans, il s’est porté volontaire lors de la campagne de recrutement de l’armée. Ils sont tous les deux très fiers de porter les couleurs de notre patrie. Mais, eux deux sont nés après la guerre finie en 1918 et n’ont pas connus la terreur. 

                Tu te rappelles de Sidonie, la petite oie que Klaus m’a offert pour mon anniversaire l’an dernier parce qu’il l’avait oublié et qu’il a tout fait pour se rattraper. Elle se porte à merveille et est très amie avec Hopla.  

                Je te remercie vivement pour cette très jolie paire de gants qui m’a été très utile pour travailler cet hiver. Je suis tellement confuse de ne pouvoir t’envoyer quelques choses en retour. En tout cas, tes présents nous ont fait très plaisir. Willi t’apportera néanmoins un jambon que l’on a pu dissimuler avant la réquisition. 

                Comment arrives-tu à tenir le commerce ? Comment se passe la grossesse avec le travail ? Je suis navrée que tu ne puisses pas manger à ta faim pour toi et le bébé. 

                Je suis heureuse de savoir que Stephan n’est pas sur le front et qu’il occupe plus un poste logistique, je n’aimerai pas savoir mes frères face à lui. C’est bien qu’il ait des permissions surtout dans ton état. 

                C’est pratique que tu ne sois pas seule la semaine, ça doit te faire bizarre de retourner vivre là où tu as grandi. Ça me réjouit de te savoir avec tes proches dans tout ce chaos. 

                Embrasse bien Suzelle pour moi, c’est vrai que l’on a fait les quatre cents coups toutes les trois avant qu’elle n’ait d’autres amis. J’en garde d’excellents souvenirs. 

                Je suis désolée pour Ada, je ne sais pas trop mais en Allemagne, il a déjà un petit moment que l’on ne peut plus faire d’extras car la situation économique était très délicate déjà bien avant la guerre. Donc peut-être que ça n’a rien à voir avec elle ou sa religion. D’ailleurs je ne savais pas qu’Ada était juive et oui c’est vrai chacun devrait pouvoir avoir le droit de croire en son dieu. 

                Maintenant, que je repense à ça, c’est vrai que je me rappelle que des soldats sont venus pour savoir si on était juif et si on en connaissait. Vu que l’on a répondu non, ils sont partis mais on ne sait pas pourquoi ils nous ont posé la question. 

                J’ai été très émue de savoir Ada en train de pleurer pour mon piano. Je serai tellement heureuse qu’elle puisse m’aider à en trouver un autre. Mais, dis-lui que pour l’instant, il m’arrive parfois d’aller à l’église pour jouer de l’orgue. C’est sûr, que le son n’est pas du tout aussi mélodieux que le piano mais ça me fait du bien de jouer un peu.  

                Par chance, nous n’avons pas eu un hiver très enneigé mais il a fait vraiment très froid. Est-ce que les ventes de vêtements chauds s’en sont ressenties ? En tout cas, je te souhaite que votre boutique prospère. 

                Passe le bonjour à Stefan, Ada, ton papa et Suzelle. Je vous embrasse très très fort. Donne-moi bien des nouvelles de tout le monde. 

                Tu me manques, j’ai hâte de pouvoir te serrer dans mes bras….. Prends bien soin de toi ma petite choucroute adorée. 

               A très vite…. Je t’aime 

                                                                              Ta petite Bretzel  

Des deux rives – e03

Le 10 janvier 1940                                                                                             à Strasbourg     

                                                           Ma petite Bretzel chérie,  

Ma réponse tarde à te parvenir, ce qui me permet de te présenter mes Vœux les Meilleurs pour cette nouvelle année ! 1940 ! Déjà !!! Espérons de tout cœur la fin de cette maudite guerre et nos heureuses retrouvailles.  

Willi a eu une grosse frayeur lors de son retour en France la dernière fois. Les patrouilles étaient plus nombreuses et accompagnées de bergers allemands. Il a passé deux jours cachés dans la forêt. Si ses yeux lui font défauts (ce qui lui donne ce drôle d’air), il compense par ses oreilles m’a-t-il avoué. Il se révèle un garçon d’une gentillesse incroyable. Il m’a offert des tickets de rationnement en même temps que me porter ta lettre qui m’a réchauffé le cœur.  

Merci,merci !  

Que j’aime te lire ! Que je suis rassurée en vous imaginant tous ensemble (même affamés, j’en suis navrée) travaillant à la ferme.  

Hans a déjà 7ans !!!!!! Quel grand garçon formidable, il me manque tellement, il a dû changer ces derniers mois.  

Dis-lui que sa marraine pense énormément à lui. Nous irons pique-niquer ensemble au bord du Rhin ou de la Kinzig dès que les beaux jours reviendront.  

J’ai confié un bonnet à Willy pour Hans, des gants de laine pour toi et une écharpe bien chaude, pour soulager les cervicales de ton papa. J’ai tous les habits qu’il faut avec la boutique. Je m’habille comme un oignon, j’empile les couches de vêtements les unes sur les autres… il fait si froid dehors. 

Question nourriture, je prie pour vous soyez quand même mieux lotis que nous ici, à Strasbourg, la faim est omniprésente. 

Les tickets de rationnements sont rares. Nous mangeons très peu. A chaque bouchée, je pense fort à mon bébé qui grandit et espère que cette petite quantité lui suffira.  

Stefan travaille comme intendant pour l’armée française dans les Ardennes, il compte, prévoit, gère les stocks (de Guerre). Il rentre un weekend sur deux environ. Il évite systématiquement les questions sur son travail car « trop de vagues à l’âme » se justifie-t-il….  

La semaine, j’aménage chez Papa et Ada. Ma sœur Suzelle est là aussi. C’est petit mais on se tient chaud. Avec Suzelle nous partageons la couche dans la salle commune. Je colle mes pieds gelés contre ses mollets, elle râle, je ris. Elle pose sa main sur mon ventre et parle à la « petite mirabelle ». J’aime ces moments-là.  

Papa voit régulièrement Willi, avec qui il s’enferme dans sa chambre- bureau pour parler au calme explique-t-il. Son air contrarié ne me rassure pas et m’intrigue au plus haut point. 

Il parait très soucieux ces dernières semaines. Je pense que c’est à cause d’Ada. Beaucoup de ses élèves suspendent leurs leçons de piano, faute de moyens disent-ils. Papa pense que c’est parce qu’elle est juive. 

Te rends-tu compte ? Juive, catholique, musulmane… peu importe, elle est comme ma maman depuis toutes ces années. Cela me rend si triste.  

Ada a pleuré quand je lui ai raconté pour la vente de ton piano. Elle dit que tu es la meilleure élève qu’elle n’ait jamais eu. Elle t’aidera à en retrouver un (bien mieux encore) une fois la guerre derrière nous.   

Avez-vous toujours beaucoup de travail avec cette neige qui recouvre les champs ? Hans continu-t-il à aller à l’école tous les jours ? Je sais qu’il aime tant y aller. Je suis si soulagée de savoir Klaus à vos côtés.  

Si tu as besoin de quoi que ça soit, tu peux compter sur moi. Envoie-moi de vos nouvelles et embrasse toute ta petite tribu. ( Willi passera rechercher ta lettre) 

                                                 Je t’aime si fort.   

                                                                                                                       Bertille

Ps : Je m’évade souvent, la tête dans nos rires et nos promenades. Prend soin de toi Ma Bretzel !