Des deux rives – e09

A Nancy,                                                                                 Le 2 mars 1942 

Ma Bretzel chérie, 

 Quelle tristesse en lisant ta lettre ! J’ai le cœur qui saigne en apprenant la mort du jeune Helmut. Je l’imagine avec sa « gueule d’ange », son franc sourire et ses boucles blondes, qu’il avait dû raser pour cette foutu guerre… Je vous présente à tous, mes sincères condoléances et aimerait tant pouvoir vous serrer fort dans mes bras. Heureusement, vous êtes réunis et en sécurité à la ferme. Je suis contente de savoir qu’Erik a pu revenir sain et sauf. Ça me rappelle le parcours de la fuite de Stephan il y a un peu plus d’un an et demi maintenant. Il n’a pas été considéré comme déserteur car, lors de sa cavale, il s’est luxé l’épaule et celle-ci n’a pas pu être soignée avant son arrivée à Strasbourg. Il a été classé inapte pour reprendre son poste. Il n’aime pas que l’on en parle, mais il ne peut plus du tout se servir de son bras droit ainsi que de sa main. L’écriture est devenue impossible.  

Comme tu le vois, je t’écris depuis la ville de Nancy, nous sommes partis un peu avant décembre tous ensemble- Papa continu ses aller-retours vers Strasbourg. Il m’a sommé de me dépêcher à te répondre pour donner la lettre à Juliette. Je comprends maintenant pourquoi… Effectivement, avant notre départ, Elise, la maman de Juliette passait tous les jours savoir si on avait des nouvelles. Elle est si jeune et courageuse… Je suis ravie de savoir qu’elle et Erik sont proches.  

Dans ta lettre, tu me demandais pourquoi papa n’était pas parti avec Ada. Comme le boulanger, Willi et Juliette, il est très actif dans la résistance de notre pays… Il ne voulait pas quitter le navire nous a-t-il expliqué. Un allemand du nom de Moritz Stopple (retiens le bien, nous l’appellerons ensuite « le renard » , restons prudentes) donne des informations cruciales à des gens comme Juliette. Papa avait un petit poste dans l’usine d’armement d’Haguenau, uniquement pour relayer ses informations à un de ses patron. Depuis quelques temps, il se sentait suivi. Il a quitté son poste à l’usine et nous entrainé à Nancy chez sa sœur. Nancy reste Française !  

Il me fait te dire que le Renard est une personne de grande confiance qui vous aidera toujours. Pose un linge blanc sur le rebord de la fenêtre de la cuisine si vous avez besoin d’aide. Papa souligne que c’est important. La délation se déverse plus encore que la pluie sur les Vosges, c’est dire !   

Il est heureux car il a eu une lettre d’Ada. Elle va bien, en zone libre, c’est beaucoup plus facile pour les personnes juives, elles ne sont pas obligées de porter l’étoile. Mais il parait qu’ils commencent à tamponner les passeports « JUIF ». C’est horrible ce que tu me racontes, de qualifier les gens d’impur pour une religion, un handicap… les embarquements de gens. Où vont-ils ? Est-ce qu’Erik en sait plus ?  

Et Klaus, comment vas-il ? Peut-il revenir ? Est-il loin de chez vous ? Il doit être si triste loin de toi et de Hans. Il est tellement protecteur avec vous. Je comprends très bien qu’il ait eu peur d’une fouille à la ferme.  

C’est incroyable cette lettre et formidable cette cachette ! Quelle intuition et parfaite idée de ton grand-père ! Je me rappelle de lui, sérieux, peu bavard mais très pertinent dans ses maigres paroles. Quel soulagement de savoir que vous pouvez vous cacher et manger ! J’imagine la pauvre enfant, sans ses parents, A-t-elle pu avoir des nouvelles?. Dans son malheur, elle a la chance d’être tombée sur vous. Et, je suis heureuse de savoir que Hans a trouvé une amie (certes plus petite) . Ce n’est pas facile de gérer tous ces changements… alors imaginons pour les enfants, ils comprennent bien plus que l’on ne le pense. C’est bien si vous pouvez lui parler, lui expliquer. Je parle de lui tous les jours à ma petite Bettina qui grandit à vue d’œil… Je les imagine ensemble, riant. Je ne peux m’imaginer Hans triste. 

J’ai ri quand j’ai lu dans ta lettre que vous aviez donné le nom de Karl à la Gestapo. J’espère qu’il ne lui arrivera rien de mal mais ça sera une bonne leçon !  

A Nancy, on n’a rien à faire  alors on se promène un peu parfois. Les gens ne parlent pas l’alsacien et semble se moquer de mon accent. J’ai rencontré une femme de notre âge, 31 ans (déjà !!!) que je retrouve presque chaque jour pour nous promener place Stanislas. Elle s’appelle Louise, je suis sûre que tu l’aimerais. J’ai tellement besoin de parler… Stephan est discret et écoute d’une oreille polie. Suzelle est un peu spéciale. Elle est très rationnelle et laisse peu de place à l’imagination. Elle ne veut pas du tout se marier « même pas en rêve » et veut entreprendre des études de médecin. Papa trouve cela curieux et marrant (comme la poule tiens !). 

En lisant les mots : cochons et vaches dans ta dernière lettre, j’ai honte mais j’en ai eu l’eau à la bouche… il parait qu’on mange des chats ou des rats en ville… selon les rumeurs. Je ne peux plus voir les topinambours en peinture mais je me force. J’ai perdu beaucoup de poids…  

Avez-vous assez à manger avec Erik, Juliette, Hilda et Elsa ?  

Reste-il de la place encore ? Papa me dit qu’un instituteur cache trois enfants juifs dans son appartement à Kehl. L’un d’eux a 10 ans tout comme Hans. Peut-être le connait-il d’ailleurs… Si vous êtes d’accord, ils pourraient venir un peu chez vous ? Juliette vous expliquera comment procéder me dit papa.  

J’ai pensé à toi, car, juste avant de fermer définitivement la boutique avant notre départ. J’ai aperçu Rudolf Beomberg en tenue militaire… Quel étrange homme… Ada m’avait raconté que c’était un pauvre garçon, fétichiste et triste. Elle lui enseignait le piano car ses parents l’obligeaient à apprendre. Elle avait de la peine pour lui. Peut être qu’il aurait juste voulu la revoir, c’est pour cela qu’il attendait comme un gros bêta en tripotant les vêtements.  

En parlant de vêtements, on a tout laissé dans la boutique et descendu le rideau de fer. Le départ était un peu précipité. Comme les locaux : boutique et appartement, appartiennent à Stephan, on peut tout laisser le temps que cette misérable guerre soit derrière nous.  

Le géneral de Gaulle soutient les résistants, Vivre libre ou mourir … Comment accepter les conditions imposées par l’Allemagne et son détraqué de dictateur ? Bien sûr, les français refusent l’armistice !  

Dire que nous sommes dans des camps opposés, pourtant, on se ressemble, on veut la même chose , on souffre de cette terrible situation. Prenez soin de vous ma chère Bretzel, nous pensons très fort à toi. Toute la famille se joint à moi pour envoyer de fortes pensées à tes parents et à vous tous.  

                                                                                              Je t’aime fort.  

                                                                                                              Ta Choucroute !!!  

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