Des deux rives – e11

Paris,                                                                                                                   le 28 mai 1961, 

                                               Ma très chère Marraine,  

          Aujourd’hui est un grand jour, c’est ce soir la première représentation de notre pièce «Dommage qu’elle soit une putain » au petit Théâtre de Paris. Autant avouer d’emblée que je suis morte de peur. La salle sera pleine à craquer, les spectateurs se bousculent pour voir la comédienne allemande, Romy Schneider, je pense que tu en as entendu parler. C’est un immense honneur de pouvoir jouer avec elle. Je suis si contente !  

  Je pense à toi, à ton soutien permanent, à tes mots justes et encourageants qui me rassurent et me donnent une grande confiance. Je ferme les yeux et je t’imagine sur ton grand piano bleu nuit interprétant « Für Elise » de Beethoven J’aurai tant aimé que tu sois là… même si je sais que tu as beaucoup à faire en ce moment avec les préparatifs du mariage d’Elsa. 

Fait du hasard, cette date, le 28 mai, me blesse et me plonge immédiatement dans le passé et à cette douleur que je n’ai pas comprise tant j’étais petite. Perdre mon parent, une personne si chère à mon cœur…  

Bon, j’en connais une qui insiste pour t’écrire à son tour… 

Je t’embrasse très fort !  

Ta petite Bettina 

PS : On se voit fin juin pour fêter la noce , j’ai hâte de tous vous voir, de danser, de chanter avec vous!!! 

                                                               Ma Bretzel chérie,  

Paris, Quelle ville incroyable et formidable ! La prochaine fois, tu viens avec moi ! Je suis si fière de ma petite Bettina (elle râle pour « petite », elle aura la majorité dans deux mois, je ne réalise pas). Je l’ai vu à la répétition générale, elle est incroyable et joue si bien au théâtre, rien à envier à cette fameuse Romy !  

Nous sommes tous les trois chez ma sœur Suzelle dans le 4ème arrondissement. Nous ne la voyons pas beaucoup car elle travaille énormément. Elle s’est spécialisée en chirurgie réparatrice et reconstructrice mais continue tous un tas de types d’interventions chirurgicales. Elle a l’air épanouie, c’est le principal. Elle est heureuse de vivre ces derniers mois avec sa nièce.  Bettina répète tous les jours.  Moritz, quant à lui, est content de profiter de la gastronomie française et aime se promener avec moi le long des quais de la Seine. Cette ville est d’un romantisme !   

Je profite de mon passage à la capitale pour t’écrire un mot, cela fait si longtemps que ça n’est pas arrivé forcement… on ne se quitte quasiment jamais ! T’écrire m’évoque tant de souvenirs…  

Jour pour jour, il y a dix-neuf ans, nous ressentions une peine immense, celle d’avoir perdu mon mari, le papa de Bettina. Notre Stefan adoré. 

Je me souviens que ta dernière lettre à Nancy m’avait apporté énormément d’espoir. Et, quelle surprise j’avais eu en voyant arriver ses messagers dans leur petite camionnette blanche aux feux jaunis. Je revois comme si c’était hier le grand Erik et la brave Juliette, les bras chargés de nourriture. Je ne savais pas comment les remercier, nous crevions de faim à cette époque. Ma petite Bettina n’en revenait pas de goûter tant de saveurs différentes.  

A ce moment-là, papa semblait de nouveau inquiet pour notre sécurité, il avait beaucoup parlé avec Erik et Juliette. Ils avaient décidé d’emmener papa avec eux vers le Sud de la France ainsi que deux adolescents recherchés par la gestapo. Et, au retour, je me rappelle qu’Erik et Juliette devaient nous aider à vous rejoindre en Allemagne. J’étais folle de joie, Stefan rassuré, il ne pouvait pas voir ma tante et supportait mal le manque de place dans sa maison. Suzelle était plus mitigée, elle préfère la ville et pensait encore à ses fameuses études…  

Après quelques semaines, il ne nous restait plus de nourriture. Juliette et Erik tardaient à arriver… Nous sommes allés en train à Strasbourg prétextant un parent mourant à aider. Ma tante nancéenne devait prévenir ton frère et lui demander de nous retrouver à la boutique de Strasbourg.   

Ne les voyant pas venir, nous avions décidé de parcourir ces dix kilomètres seuls, c’était tellement peu, si proche, à portée de main. Il était très tôt, le chaud soleil de mai se levait seulement. Je portais ma Bettina sur le dos ou sur les épaules. Stefan étant trop gêné par son membre supérieur. Suzelle était chargée d’un sac contenant quelques affaires personnelles et denrées pour le trajet. Les rues étaient désertes, cela paraissait si facile. Mais, comment franchir le pont sur le Rhin… il y avait en permanence des gardes… Nous nous sentions découragés quand nous avons aperçu la petite camionnette blanche qui circulait sur les quais. Erik connaissait un pont plus discret où un allemand nous laisserait passer contre de l’argent (qu’il nous donna). Lui, devait rester en France pour d’autres missions avec Juliette qui ne se passaient pas comme prévues. 

Le soleil commençait à être bien haut dans le ciel, nous nous sentîmes vainqueurs dès que nos pieds se posèrent de l’autre côté du rhin. Cela fût de courte durée, une voiture de la gestapo arriva à toute vitesse, à nos trousses. Je n’avais jamais eu si peur, nous avons couru le plus vite possible vers un chemin de forêt, ma petite Bettina pesant toujours dans les bras. Je ne voyais plus Stefan. Je me retournai. Stefan n’avait pas fui, il faisait ça pour nous, il se sacrifiait. Je voulais faire demi-tour mais nous devions continuer, pour notre fille.  Un coup de feu retenti. Suivi d’une dizaine d’autres. Tout à coup, Une voiture s’arrêta, un petit rouquin nous pressa de monter, nous l’écoutâmes sans réfléchir. Il nous conduisit jusqu’à chez vous.   

La suite, tu t’en rappelles… La chaleur nous écrasait presque autant que la douleur…. Nous étions sortis de la voiture de Moritz (notre Renard) et avions trouvé un réconfort sans faille dans vos bras. Je n’oublierai jamais ces moments, vos étreintes réconfortantes et vos mots, « nous sommes là, ça va aller ».  Je venais amener mon soutien pour Helmut mais nous nous sommes soutenues mutuellement. Cette guerre est une peste qui nous a volé nos proches, nos années. Que l’on soit français ou allemand, nous avions tous à y perdre…  

Nous ne pouvons pas nier qu’elle a juste cimenté encore plus notre amitié.  

Je ne sais pas pourquoi je t’écris tout cela, j’en ai probablement besoin, nous en avons si peu reparlé par la suite… Je ressens aussi une énorme gratitude envers toi et ta famille. Vous nous avez accueilli, caché, nourri. D’accord, nous participions au potager, à masser les cervicales de ton papa, à nourrir les bêtes mais ça n’est jamais pénible car nous sommes ensemble. Tu te souviens, Suzelle se prenait pour l’infirmière en chef avec tous les médicaments détournés. Et, grâce à Klaus, nous avons pu manger à notre faim tous les jours. Je salue son courage incroyable encore une fois. 

Et, quel bonheur de voir tous ces enfants grandir ensemble, comme une seule et grande fratrie : complice, bruyante et soudée. Hans, Bettina, Elsa, Philipp, Lili et le petit Markus poursuivi sans arrêt par Sidonie et Hopla.  

Aujourd’hui, je suis si heureuse du chemin parcouru, d’avoir pu racheter la ferme à coté de chez toi avec la vente de la boutique. D’avoir retrouvé un super compagnon pour partager ma vie, moi qui ne m’imaginais qu’avec un grand brun, j’aime maintenant petit roux. Nous avons tenu nos promesses avec nos innombrables sorties baignades avec les enfants, et quel bonheur de continuer avec tes petits-enfants.  

 Les souvenirs de notre enfance reviennent, encore et encore et je m’en fais une joie de les partager au quotidien avec toi. C’était il y a si longtemps… Tu imagines, nous fêtons nos cinquante ans bientôt !  

D’ailleurs, sais-tu enfin quand vous allez partir en voyage avec Klaus cette année ? S’il fait comme l’an passé, à ne pas vouloir déléguer ses moutons vous y serez pour la fin de l’automne. Je suis moqueuse !  

Papa et Ada viendront pour la fête au début de l’été, c’est un long voyage depuis Marseille mais à soixante-douze ans, il est encore en forme et ne voudrait le rater pour rien au monde. Elsa est un peu comme sa petite fille aussi. 

Cela fait seulement une semaine que nous nous sommes quittées mais cela me semble déjà bien long. L’herbe verte de notre campagne me manquerait presque.  

Je t’aime fort ma Bretzel, prend soin de toi et à très vite ! 

 Embrasse fort toute la famille de notre part.  

Ta choucroute qui t’aime pour toujours. 

PS : Suzelle me fait passer deux messages à Hilda : elle espère que son pied bot opéré va bien et qu’elle peut remarcher plus normalement maintenant.  

Et, si elle repère des élèves intelligentes et motivées par les études dans son école, qu’elle les pousse à continuer, il y  a si peu de filles en médecine, ou dans les études supérieures, c’est honteux !  

si tu veux me répondre, je suis au : 12 rue Alsace-Lorraine 75 004 PARIS encore deux bonnes semaines au moins.

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