Des deux rives – e04

Sundheim, le 14 avril 1940 

                Ma tendre amie Bertille,   

Ta lettre m’a remplie de joie et m’a fait un bien fou dans cette morosité ambiante. Ma réponse s’est faite malheureusement attendre dans l’incertitude de ne pouvoir te la faire parvenir. Je te remercie chaudement pour tes bons vœux et malgré l’année déjà très avancée, je tiens à te présenter les miens. Je te souhaite une grossesse des plus simples et un accouchement sans douleur avec Stephan à tes côtés. Mais dis-moi, il est pour quand ce bébé ? Car les mois passent et je ne sais toujours pas ! 

                Willi a de plus en plus de mal à passer la frontière comme tu le sais et c’est pourtant le seul moyen que nous ayons pour correspondre toutes les deux en cette période troublée. Nous allons certainement devoir espacer nos échanges pour la sécurité de ce pauvre petit Willi. Nous avons dû le cacher dans la grange pendant quelques jours car il n’était pas sécurité avec tous les contrôles. J’espère également que cette guerre se terminera rapidement.  

                Il m’arrive souvent de me réveiller la nuit car je rêve ou plutôt je cauchemarde de la guerre, pas celle-ci mais celle de quand nous étions toutes petites. Cette guerre a duré quatre longues années et j’entends encore les explosions des bombes. Je ne pensais jamais revivre un si terrible événement. 

                J’ai un peu plus de temps pour te raconter comment se passe la vie à la ferme et comment se portent les membres de la famille, vu que Willi est dans la grange. Les nouvelles ont bien changé en quatre mois. Nous avons encore faims car notre production est toujours réquisitionnée. Heureusement, ils ne prennent pas nos bêtes. 

                Klaus se porte bien mais travaille dur car il faut s’occuper des animaux, nettoyer, réparer tous les outils et clôtures et au printemps il faut également ensemencer les champs. Il va avoir 30 ans cette année et ne fait rien d’autre que travailler. Et dire que l’on devait enfin partir en voyage pour nos dix ans de mariage l’année dernière et que nous n’avons pas pu partir à cause de la situation militaire de notre pays. 

                Hans est très sage, il comprend la situation. Il ne peut plus aller à l’école car elle a été réquisitionnée par l’armée. Il a peur et s’est compréhensif bien que notre ferme soit bien à l’écart du village. Nous sommes donc assez loin de toutes les effervescences de la guerre et de l’insécurité. D’ailleurs, il te remercie vivement pour le bonnet, il lui va à ravir. Il a hâte de pouvoir jouer au bord de la Kinzig avec sa marraine. 

                Maman est fière car elle se débrouille toujours pour nous faire à manger certes en très petite quantité mais on a quand même deux repas par jour. Et ce grâce au peu de la production que nous arrivons à dissimuler avant les réquisitions et avec les tickets de rationnement. Nous avons tous beaucoup maigri mais il faut tenir le coup, cette guerre prendra bien fin un jour. 

                Papa a beaucoup aimé l’écharpe que tu lui offertes, il la porte tout le temps même à l’intérieur. Il a encore plus de douleurs avec l’humidité mais heureusement les beaux jours arrivent. 

                Ma sœur Hilda à 26 ans n’a toujours pas de mari mais avec son infirmité ce n’est pas facile. Avec son pied bot, elle a de plus en plus de mal à marcher mais elle peut quand même aider à la ferme. 

                Martina ma deuxième sœur a 25 ans et vient de revenir vivre à la ferme car fiancée depuis cinq ans, Karl a rompu leurs fiançailles. On se demandait pourquoi, ils ne se mariaient pas depuis tout ce temps. Il a pris prétexte de la guerre pour partir. 

                Mon frère Helmut va avoir 20 ans cette année, il a donc été réquisitionné par l’armée.  

                Quant à Erik mon second frère, il a maintenant 23 ans, il s’est porté volontaire lors de la campagne de recrutement de l’armée. Ils sont tous les deux très fiers de porter les couleurs de notre patrie. Mais, eux deux sont nés après la guerre finie en 1918 et n’ont pas connus la terreur. 

                Tu te rappelles de Sidonie, la petite oie que Klaus m’a offert pour mon anniversaire l’an dernier parce qu’il l’avait oublié et qu’il a tout fait pour se rattraper. Elle se porte à merveille et est très amie avec Hopla.  

                Je te remercie vivement pour cette très jolie paire de gants qui m’a été très utile pour travailler cet hiver. Je suis tellement confuse de ne pouvoir t’envoyer quelques choses en retour. En tout cas, tes présents nous ont fait très plaisir. Willi t’apportera néanmoins un jambon que l’on a pu dissimuler avant la réquisition. 

                Comment arrives-tu à tenir le commerce ? Comment se passe la grossesse avec le travail ? Je suis navrée que tu ne puisses pas manger à ta faim pour toi et le bébé. 

                Je suis heureuse de savoir que Stephan n’est pas sur le front et qu’il occupe plus un poste logistique, je n’aimerai pas savoir mes frères face à lui. C’est bien qu’il ait des permissions surtout dans ton état. 

                C’est pratique que tu ne sois pas seule la semaine, ça doit te faire bizarre de retourner vivre là où tu as grandi. Ça me réjouit de te savoir avec tes proches dans tout ce chaos. 

                Embrasse bien Suzelle pour moi, c’est vrai que l’on a fait les quatre cents coups toutes les trois avant qu’elle n’ait d’autres amis. J’en garde d’excellents souvenirs. 

                Je suis désolée pour Ada, je ne sais pas trop mais en Allemagne, il a déjà un petit moment que l’on ne peut plus faire d’extras car la situation économique était très délicate déjà bien avant la guerre. Donc peut-être que ça n’a rien à voir avec elle ou sa religion. D’ailleurs je ne savais pas qu’Ada était juive et oui c’est vrai chacun devrait pouvoir avoir le droit de croire en son dieu. 

                Maintenant, que je repense à ça, c’est vrai que je me rappelle que des soldats sont venus pour savoir si on était juif et si on en connaissait. Vu que l’on a répondu non, ils sont partis mais on ne sait pas pourquoi ils nous ont posé la question. 

                J’ai été très émue de savoir Ada en train de pleurer pour mon piano. Je serai tellement heureuse qu’elle puisse m’aider à en trouver un autre. Mais, dis-lui que pour l’instant, il m’arrive parfois d’aller à l’église pour jouer de l’orgue. C’est sûr, que le son n’est pas du tout aussi mélodieux que le piano mais ça me fait du bien de jouer un peu.  

                Par chance, nous n’avons pas eu un hiver très enneigé mais il a fait vraiment très froid. Est-ce que les ventes de vêtements chauds s’en sont ressenties ? En tout cas, je te souhaite que votre boutique prospère. 

                Passe le bonjour à Stefan, Ada, ton papa et Suzelle. Je vous embrasse très très fort. Donne-moi bien des nouvelles de tout le monde. 

                Tu me manques, j’ai hâte de pouvoir te serrer dans mes bras….. Prends bien soin de toi ma petite choucroute adorée. 

               A très vite…. Je t’aime 

                                                                              Ta petite Bretzel  

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