Des deux rives – e06

Sundheim, le 2 juillet 1940 

                Ma très chère amie Bertille,   

                Une grande tristesse m’a rempli le cœur en lisant les premières lignes de ta lettre. Je comprends très bien ta colère et désapprouve cette ferveur des hommes à vouloir servir leur nation. Ce qui me rappelle que mes frères sont sur le front. Certes, Stefan a perdu des personnes très proches, comme nous tous, mais s’enrôler ne les ramènera pas, malheureusement.  

Il est regrettable qu’il ne puisse pas avoir plus de permissions, alors que c’est là, pendant la fin de ta grossesse que tu as le plus besoin de lui. 

                Pendant cette période jusqu’à la naissance du petit ange, tes émotions vont être exacerbées et tu vas passer dans tous les états en un claquement de doigt. Tu vas rire, pleurer et t’emporter pour des choses sans importance et ça te fera sourire dans quelques années quand tu repenseras à ces moments. Avec Klaus, on rit souvent lorsque l’on se remémore des souvenirs de quand j’attendais notre petit Hans. Notamment, lorsque je ne supportais plus qu’il fasse du bruit en se grattant la barbe ou que le chat rentre dans notre cuisine pour déposer un mulot, nous habitons à la campagne c’est normal ! 

                Je suis contente de savoir que le bébé pointera le bout de son nez, en été. Les enfants grandissent tellement vite au début qu’il faut rapidement changer les vêtements et en cette période de guerre, comme tu le disais, il est préférable de se nourrir que de se vêtir. D’où, la difficulté pour votre boutique et il est préférable de garder le stock pour d’éventuelles ventes. C’est gentil, à Ada et Suzelle de te seconder de temps en temps car malgré tout, tu dois être fatiguée. Parviens-tu à mieux t’alimenter ? Financièrement ça doit être difficile de pouvoir rester ouvert sans trop de rentrées d’argent mais avec les charges qui tombent quand même ? 

                Stefan a dû te trouver métamorphosée lorsqu’il est venu te voir. J’espère que vous avez pu profiter de chaque instant, de ces deux jours passés ensemble. Avez-vous déjà réfléchi à des prénoms ? Sait-t-il maintenant, s’il pourra revenir quelques jours pour la naissance ? Je sais que son poste est très important pour l’armée car stratégique, mais ça serait tellement merveilleux que vous soyez réunis pour cette occasion. J’aimerais tant être auprès de toi et pouvoir t’épauler comme tu l’as fait avec moi, quand j’étais enceinte. Stefan regrettera plus tard, tous ces instants manqués durant ta grossesse. 

                Willi a l’air de faire un peu partie de votre famille, c’est un très gentil garçon et je suis également heureuse qu’il puisse faire transiter nos correspondances. Nous l’avons à nouveau logé dans la grange et nourri pendant plusieurs jours. C’est plus agréable de dormir dans la paille en été. Nous lui avons dit qu’en cas de problème, il pouvait venir se mettre à l’abri chez nous, notre propriété est grande et il y a pleins d’endroits pour se cacher. Il est prudent, espérons qu’il ne se fera pas prendre. 

                Hans est déçu de ne pas pouvoir te rendre visite et espère que la prochaine fois que l’on ira au bord de la Kinzig se sera avec toi et le bébé. Il a hâte qu’il grandisse pour pouvoir jouer avec lui ou elle si c’est une fille et faire un tas de bêtises ensemble. Il se voit déjà inséparable comme toi et moi. Il t’aime beaucoup et pense souvent à toi. 

                Ma famille se porte à merveille à la ferme et la chaleur apaise un peu les soucis de chacun. Mes frères ne sont pas encore revenus en permission, mais ils nous ont écrit. Helmut est jeune, il a du mal à vivre loin de nous, surtout dans ces circonstances. 

Je te remercie d’avoir une pensée pour chacun d’entre eux, que tu connais si bien depuis toutes ces longues années. 

                Je me rappelle que ta famille et toi aviez emménagé de France, juste à côté de notre ferme juste après la grande guerre. Ton père avait été muté par son entreprise pour aider à la reconstruction des ponts le long du Rhin pour repasser d’un pays à l’autre. Nous avions fait toute notre scolarité dans la même classe, on était toujours collées l’une à l’autre, jusqu’au jour où vous êtes repartis à Strasbourg, bien des années après. Mais heureusement, nous vivions seulement à quelques kilomètres l’une de l’autre. Ce qui nous a permis de rester très proches. Et dire que sans cette maudite guerre, nous nous ne serions jamais rencontrées.  

                Hans trépigne, il aimerait retourner à l’école mais elle est toujours réquisitionnée. Il a toujours peur, nous lui avons expliqué qu’il ne fallait pas, mais c’est difficile car même nous étant adultes nous ne comprenons pas pourquoi nous sommes en guerre.  

Nous avons également remarqué que les soldats passaient de plus en plus souvent dans les rues et qu’ils transportaient des gens dans leurs camions. Certaines personnes que je croise lorsque je dois aller nous ravitailler, disent qu’ils emprisonnent les personnes impures selon leur critère.  

                Sidonie me suit toujours comme un petit chien avec sa démarche gauche, elle est si marrante et elle ne laisse personne m’approcher. Elle me protège. Hopla est toujours aussi joueur alors qu’il n’est plus si jeune.  

Effectivement, Klaus est toujours en retard et oublie tout, il dit que je suis son pense-bête et ça me fait rire. Nous ne savons pas quand nous pourrons partir en voyage. Mais après la guerre, il va falloir travailler dur pour avoir suffisamment d’argent pour nous remettre de cette crise. Alors nous espérons vivement pouvoir partir avant nos 20 ans de mariage. Le plus important, c’est que nous nous aimions comme au premier jour ! 

                Nous n’avons pas beaucoup de naissances en ce moment car la période est passée. L’armée nous a prélevé une partie de nos moutons car c’est plus facile à emporter que les vaches. Ils nous ont donné une poignée de tickets de rationnement en riant, ils nous ont dit qu’ils reviendraient plus tard pour prendre le reste. Ils n’ont pas encore pris le temps de regarder les cochons car ils sont un peu plus loin, par chance. L’époque des moissons est entre juillet et août, nous allons donc bientôt avoir à faire une partie de la récolte. Qui sera bien sûr, directement réquisitionnée. 

Papa adore l’été effectivement, car il a beaucoup moins de douleurs et il commence à ne plus supporter le froid. 

C’est bien à l’église paroissiale Saint Etienne de Sundheim où je joue de temps en temps de l’orgue. Nous connaissons le prêtre depuis de nombreuses années et il me permet de l’utiliser. Mais, ces temps-ci, je n’ai pas le cœur pour la musique.  

Te souviens-tu, il y avait un couvent de femmes à côté de l’église. On faisait tellement d’âneries que nos parents nous disaient souvent qu’aucun homme ne voudrait nous prendre pour épouse et de que l’on finirait nos jours, là-bas. Ce souvenir me fait beaucoup rire aujourd’hui.   

                J’ai entendu à la radio, que l’Armistice demandée par la Maréchal Pétain avait été signée le 22 juin et qu’en conclusion l’armée allemande avait pris position dans le quart nord-est de la France. Je pensais la guerre était finie puisque votre pays avait capitulé, mais notre pays vient de rentrer en guerre avec l’Angleterre. Mais pour quand cette guerre va-t-elle enfin prendre fin ? Comment se passe l’occupation pour vous ? Willi aura peut-être plus de mal à passer d’un pays à l’autre, maintenant. 

                Ton histoire de soldat allemand m’intrigue. Tu te rappelles dans ma précédente lettre, je t’avais dit qu’il y avait des soldats qui étaient venus pour nous demander si nous étions juifs ou si l’on en connaissait. Je me suis souvenue plus tard, que j’avais cru reconnaitre, Rudolf Bëomberg qui était en classe avec nous. Il était toujours tout seul à l’époque et les autres élèves se moquaient toujours de lui. Est-ce que tu te souviens de lui ? Est-ce que tu penses que ça peut-être lui ? J’ai entendu dire dans le village qu’il faisait partie de la Gestapo, qui est la police secrète dans notre pays. Elle a pour but de pourchasser les juifs, les personnes différentes et les opposants à la guerre. 

                Si tel est le cas, il t’a peut-être reconnu. De ce fait, il aurait passé un peu plus de temps dans ta boutique que prévu et aurait aperçu Ada. Il a peut-être des doutes, il doit penser qu’elle est juive mais comme il te connait, il attend d’en être sûr avant de la faire arrêter.  

Ne sachant pas, s’il s’agit bien de Rudolf, s’il y a un réel danger, je ne peux que te conseiller de faire attention à Ada et même peut-être la mettre à l’abri. Je m’inquiète pour elle, maintenant elle n’est plus en sécurité à Strasbourg. 

                J’espère que ton papa et Suzelle vont bien. Embrasse-les pour moi ainsi qu’Ada et Stefan quand tu le verras. Je vous aime très fort. J’aimerais te serrer fort dans mes bras. 

                Sois prudente, prends bien soin de toi et de tes proches. 

                Puisse cette lettre te parvenir rapidement afin de pouvoir faire ce qu’il faut pour Ada et qu’elle ne tombe pas entre les mains de personnes mal intentionnées. 

                                                                              Ta petite Bretzel  

PS : Au besoin, nous pourrions la cacher ici  

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