Londres, Angleterre, 28 novembre 1877
Gordon,
Quel soulagement de recevoir votre lettre. Avant qu’_lle ne me parvienne, en effet, j’étais déjà informée de l’identité de l’individu retrouvé assassiné dans la Tamise. Lord Mathew Mortimer… Je ne saurais vous décrire l’effroi qui m’a parcourue à la lecture de son nom. Mortimer, cet homme dont la générosité n’avait d’égale que l’arrogance. Le genre de politicien qui contourne tout obstacle avec ce ton d’évidence des puissants face aux choses impossibles. Mais surtout… un homme auquel s’est particulièrement intéressé mon frère, je crois, quelqu_s temps avant sa disparition.
Oui, Gordon. Je n’en suis pas c_rtaine, mais il m’a bien semblé que Robin était pensif et préoccupé, ces dernières semaines. En tout cas, il était différent. Jusqu’à ce jour, j’ai bien pensé qu’il rencontrait de nouvelles difficultés dans l’élaboration de sa grande société de travail du tissu. Mon frère s’est toujours épris des folles ambitions comme s’il ne pouvait percevoir la saveur de sa vie qu’au travers de ce dont il l’agrémente, à la manière dont on sale un plat avant même d’en avoir porté la première cuillère à ses lèvres. C’est le s_ul héritage qu’il aura reçu de mon père.
Mais à présent, les choses m’apparaissent sous un nouveau jour. Et si Robin avait obtenu quelconque information en lien avec la mort de Lord Mathew Mortimer, deux mois plus tard ?
Tout a commencé au début du mois de septembre dernier.
Robin a r_çu la visite d’un homme qui n’a pas souhaité ôter sa capuche et laiss_r apparaître son visage, resté caché à mon regard tout au long de leur entrevue. Vous connaissez la suite : mon frère a disparu sans laisser de traces ni de message.
Alors, j’ignore si les deux affaires sont liées, mais tout c_la me laisse bien perplexe.
Mortimer assassiné… Ici, à Londres, tout le monde n_ parle que de cela. Si le meurtrier espérait faire disparaître notre homme afin que l’on ne se penche pas de trop sur ses affaires personnelles, c’est bien raté. A moins que son intention n’ait été autre ?
En tout cas, j’essaie d’avancer sur ces questions. Je me suis rapprochée il y a deux jours de la veuve éplorée, lui proposant mon soutien dans le secret espoir qu’elle me délivrerait quelque information. Tout ce que j’ai pu en obtenir, c’est que Lord Mathew Mortimer se montrait plus attentionné avec elle, ces derniers temps. Qu’il était devenu « l’homme aimant et serviable » qu’elle n’avait jamais espéré rencontrer en lui. Il y a quelques s_maines, elle est tombée par inadvertance sur un somptueux collier de diamants dans ses affaires personnelles. Elle se souvient même que dans l’excitation et la précipitation, elle a omis de le remettre dans son écrin. Il le lui a offert un p_u plus tard lors d’un dîner absolument royal.
De votre côté, j’espèr_ que vous aurez obtenu de nouveaux indices au sujet d’Henry Brown.
Hélas, je n’ai guère plus le coeur à préparer des gâteaux à la carotte. Le doute et l’inquiétude se sont emparés de mon esprit et le dominent un peu plus chaque jour, dans une étreinte lancinante. Si la pâtisserie est en _ffet une activité à laquelle je m’adonne volontiers en temps ordinaires, ces dernières semaines à fréquenter la police ne font que renforcer mon désir de retrouver, justement, ma vie ordinaire. Et puis, quand on a une mère, elle-même issue d’une grande famille d’aristocrates, qui a épousé un haut commissaire britannique, à dire vrai, on n_ refuse pas la proposition d’assister la jeune police de Skotland Yard pendant quelques mois. A une époque où très peu de femmes peuvent se prévaloir de pareille opportunité, je ne me suis pas fait prier. Et puis, l’hypothèse de Sherzey n’est pas inintér_ssante, après tout : qui d’autre attirerait moins de suspicion et de méfiance qu’une femme, dans les affaires policières, pour obtenir des renseignements et se rapprocher des réseaux se criminels que nous avons tant de peine à contrôler en nos contrées. Puisse ceci ne rester qu’une expérimentation, car mon impatience à rentrer chez moi grandit à m_sure que les jours passent !
Veuillez me pardonner de la qualité moyenne de l’impression, ma machine à écrire est aux années ce que les puissants sont aux fortunes : elle les accumule !
Amicalement,
Elena May.