Les brouillards de Londres – e04

Londres, Angleterre, 7 décembre 1877 

Gordon, 

Il me faut encore du t_mps pour investiguer les pistes qui se sont révélées à nous jusqu’à ce jour. Mais si je vous écris déjà, c’est parce que j’ai reçu une lettre de mon frèr_, que je tenais absolument à vous remettre. Dieu soit loué, Robin est vivant. Il a rejoint une vieille bâtisse dans laquelle nous avons passé de nombreux étés étant jeunes, en compagnie de notre dame de maison. La bâtisse se situe à l’entrée d’une clairière où coulait un petit ruisseau dans lequel nous nous plaisions à jouer. Il y fait allusion à la fin de son courrier : un jour, un long reptile a remonté le mur de la maison jusqu’au perron où j’étais assise avec un livr_. De peur, j’ai envoyé voler l’ouvrage si haut qu’il en est passé par la fenêtre de la cuisine et a directement atterri dans la marmite où Dame Suzie préparait notre soupe. Nous en avons beaucoup ri, elle moins.  

Ainsi, dans son derni_r paragraphe, Robin me donne en fait un indice sur sa cachette.   

J’espère que cette lettre comporte quelques clés qui m’auraient échappé et qui vous aideront à avancer dans votr_ réflexion. La voici : 

Ma douce Elena, ma petite sœur, 

Je ne sais si tu sauras pardonner ma disparition et mon silence, mais je rédige cette lettre dans l’espoir que tu le puisses un jour, au nom de l’affection que tu me portes. 

Je n’ai pas cherché à m’éloigner de toi ni ai été la victime d’une agression ou d’un enlèvement. J’ai fui, Elena. 

J’ai fui devant mes incapacités à construire une société à la hauteur de ce que j’avais imaginé. 

J’ai fui les liaisons dangereuses que j’ai trop longtemps entretenues avec des malfrats en tous genres, bien que, comme tu le sais, je ne me sois jamais vraiment compromis. Je crois tout simplement que je n’ai jamais considéré avec sérieux que le risque de se brûler est grand lorsque l’on joue avec le feu. 

Jusqu’à récemment. 

J’ai fui, Elena, à l’apparition d’une main noire sur la table d’un jeu dont j’ai compris que je ne maîtrisais plus les règles.  

Au 6 septembre, j’ai reçu la visite d’un homme qui avait manifestement eu vent de mon passé de jeune délinquant. Cet homme s’est intéressé à la position toute ambivalente qui a toujours été la mienne : bien trop peu délinquant pour avoir trempé dans les affaires sordides de notre temps, mais suffisamment quand même pour avoir peut-être rencontré ceux qui en possèdent l’art. Ou, au moins, avoir des noms. 

Les images qui me restent de lui sont floues comme des silhouettes drapées par la brume des matins humides. Je me souviens seulement qu’une large cicatrice fendait une partie de son front, et elle devait remonter jusque sur son crâne dissimulé sous la capuche. Ses yeux sombres surmontaient un nez court et pointu, qui renforçait l’air sévère de ses fines lèvres pincées. Ses traits semblaient porter avec peine le poids des âges alors que sa voix était celle d’un homme tout juste âgé d’une quarantaine d’années. Il était assez grand et me semblait de constitution solide, mais la large cape sous laquelle il se cachait ne me permettait pas de l’évaluer précisément. Il s’exprimait calmement mais de façon extrêmement concise et directe. J’ai d’abord pensé que cette économie de mots visait à ce que mon attention ne soit pas retenue par son léger accent étranger, aux tonalités latines. Mais je crois plutôt que cela laissait apparaître un homme méthodique et froid au fonctionnement opératoire et complètement dénué de toute forme de compassion.  

Cet homme savait que je cherche à monter une société et m’a proposé un soutien financier en échange d’un contact. Mais pas n’importe lequel, et c’est bien pour cette raison que c’est à moi qu’il s’est adressé. Mon habile maîtrise des petites affaires souterraines l’ont conduit à penser que je pouvais lui recommander un homme d’un profil bien défini : un homme qui porte en lui la force et la bêtise comme les deux bras d’un même corps. Un homme qui ait si peu d’amis et guère plus de famille pour que quiconque s’intéresse à lui… 

Je lui ai parlé d’un pauvre bougre du nom d’Henry les Gros Bras, un imbécile que j’ai souvent vu utilisé dans des affaires lugubres où il se jetait à corps perdu sans ne jamais poser une seule question ni même songer à le faire, pour peu qu’on lui promette de cuver son forfait dans un grand verre de whisky. Analphabète de métier, notoirement inculte, marié à la dépravation des mœurs, sa venue au monde en aura exclu la seule personne qui lui ait un jour porté un peu d’intérêt : sa mère, morte à l’accouchement. Il n’a jamais connu son père, dont il a même oublié s’il avait un nom. 

Dans un premier temps, j’ai pensé que ce pauvre bougre serait encore appelé à intégrer un projet de larcin crapuleux. Mais l’impression que m’avait laissée cet homme ne me quittait pas… J’ai rapidement compris que l’affaire serait plus grave, et que j’en savais déjà trop. Il m’est soudain apparu que je devenais sans doute un témoin pouvant s’avérer gênant suivant le dessein que connaîtrait Henry ou ce à quoi il serait mêlé. Il me fallait me mettre à l’abri.  

J’ai donc fui pour me protéger et laisser derrière moi les troubles de ma vie que je désire désormais abandonner au passé, afin que l’étendard de ma chère liberté morale ne devienne pas mon linceul. 

Tu comprendras que, pour ces raisons, je ne puis te dire où je me trouve. Et pour ta sécurité, Elena, je te prie de te débarrasser de cette lettre aussitôt que l’auras parcourue. Offre-là aux vents qui soufflent sur les plaines ensoleillées, confie-là aux eaux paisibles de l’oubli, là où aucun serpent ne pourra s’en emparer ni injecter dans nos vies son venin.      

Je prie le ciel que ces mots trouvent la voie pour apaiser ton courroux, et rêve à présent de jours plus lumineux où nous pourrons nous retrouver… 

Tendrement, Robin. 

De mon côté, cette affair_ de casquette me laisse un goût étrange de mystère non résolu. Sur vos directives, j’ai envoyé l’un de mes domestiques au bureau des objets trouvés de Hyde Park. En effet, une casquette brodée y a bien été récupérée le 18 novembre dernier. 

Mais alors, à qui donc appartient cet autre acc_ssoire retrouvé dans la main de la victime ? Pensez-vous pouvoir obtenir des analyses de vos bureaux d’investigation ? 

Pendant que mon domestique se rendait à Hyde Park, je me suis quant à moi approchée de Betty Findray, que j’ai feint de croiser par hasard sur le marché, hi_r après-midi. Avec une naïveté sincère, Miss Findray m’a révélé que Lord Huntington avait invité notre victime à déjeuner le 11 novembre.  

Mais tout cela, vous le savez déjà. Ce qui est nouveau en revanche, c’est que Miss Findray se rapp_lle l’insistance avec laquelle Mortimer s’interrogeait sur l’intention de Lord Huntington de se rendre au Grand Buffet trimestriel de Lady Fitzgerald qui devait avoir lieu… le soir du 13 novembre. Oui, vous avez bien lu…  

Betty Findray se souvient que Lord Huntington se souciait moins de la nature des convives que de ce qui serait proposé au buffet. Pour votre information, cet événem_nt est organisé tous les trois mois par Lady Fitzgerald depuis le décès de son mari. Il rassemble des citoyens anglais et des convives d’autres contrées du monde entier dans une orgie alimentaire où Huntington, archétype même de la gloutonnerie, avale une quantité de nourritur_ approximativement équivalente à son poids. Heureusement qu’il n’est pas de grande taille ni de corpulence débordante, contrairement à ce que l’on pourrait légitimement imaginer.  

En tout cas, il semblerait que Lord Mortimer, fidèle amateur de cet évén_ment, ait été particulièrement désireux que son ami s’y rende, et qu’il soit ainsi absent de son domicile dans la nuit du 13 au 14 novembre… 

C’est évident. Lord Mortimer est impliqué dans le cambriolage, et lui seul, de par la nature de sa relation à Huntington, pouvait accéder au domicile et au coffre.  

Mais comment quelqu’un comme Mortimer, un homme de si haut rang, dont l’éducation et les manières semblent si éloignées de c_ genre de méfait, pourrait-il s’y abaisser ? Bien que j’attende encore de vérifier le collier auprès de sa veuve, qui m’a promis que nous déjeunerions ensemble cette semaine, je n’ai que peu de doutes quant à la correspondance…   

Je tâcherai également de creuser la question d’éventuelles difficultés financières de notre victime.  

Et puis, je vais proposer une promenade à Lady Victoria Lamb qui, en dépit du nom qu’elle porte, est une véritable harpie qui consacre l’essentiel de son temps à épier, commenter et juger les moindres faits et gest_s de la société. Son terrain de jeu favori : le Grand Buffet. Elle y aura sûrement été le 13 novembre et pourrait nous apporter des informations complémentaires. J’_nvisage notamment de lui demander si elle a vu Lord Mortimer, ce soir-là, parmi les invités.   

Quant à vous, Gordon, peut-être pourriez-vous offrir un autre verre de whisky à notre Henry Brown, afin qu’il vous conte les souvenirs qui lui restent de l’homm_ encapuchonné ? Se souvient-il lui aussi d’un accent latin ? A-t-il remarqué autre chose ? Que sait-il sur l’objet de cette mystérieuse rencontre du 18 novembre ? 

Car, si vous voulez mon avis, il y a quelque chose qui cloche : Pourquoi un homme inquiet de la sécurité d’une personnalité comm_ Mortimer solliciterait un idiot comme Brown pour s’en assurer ? Et pourquoi chercherait-il à cacher son identité, alors que son intention est honorable ? Brown n’aurait-il pas été l’objet d’une manipulation ?

J’espère que le caractère prolifique de ce courrier ne vous effraiera pas.  

A bientôt, et soyez prudent… 

Amical_ment, 

Elena May

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