Les brouillards de Londres – e08

Londres, Angleterre, 25 décembre 1877 

Cher Gordon, 

Je me fais une joi_ de vous savoir en vie, et un sang d’encre d’imaginer notre meurtrier courant les rues de notre pays.  

Vous avez probablement eu vent de la nouvelle… Henry Brown a été retrouvé mort, la nuque brisée. Le coup a été porté par derrière, sans qu’il n’ait eu sans doute le temps de le voir venir, d’autant qu’il était passablement alcoolisé. La police de Scotland Yard n’a trouvé aucune trac_ de lutte, ce qui atteste qu’Henry Brown connaissait son agresseur et ne s’en est pas méfié. Il semblerait qu’il ait été assis devant son éternel grand verre de whisky et que son agresseur se soit installé un temps face à lui. Pour discuter, peut-être. Mais de quoi… ? 

On suppose que pendant la conversation, l’attaquant s’est levé et a contourné le pauvre Henry dont l’état d’ébriété devait commencer à lui faire oublier jusqu’à son nom, du moins à abandonn_r toute vigilance, si tant est qu’il eût pu un jour en faire preuve. Là, le meurtrier s’est emparé d’un chandelier qui devait reposer sur le meuble auquel Henry Brown tournait le dos. La force de frappe fut sans appel. Henry est mort sur le coup. 

C’est un_ bien triste fin pour ce malheureux bougre. 

En tout cas, retrouver S. est plus que jamais d’une urgence absolue, surtout que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne s’aperçoive que le collier déposé à Hyde Park n’est pas celui que j’étais censée lui remettre. Qu’en dites-vous, Gordon ?! C’est une supercherie tout à fait parfaite, laiss_z-moi vous l’expliquer brièvement.  

Comme je vous le disais dans un précédent courrier, j’ai convié Lady Victoria Lamb à un dîner afin que nous puissions échanger au sujet de ces Grands Buffets organisés par L’inégalable Dame Fitzgerald.  

Ce moulin à parol_s qu’est Victoria Lamb n’a pu s’empêcher d’ouvrir la discussion avec une quantité invraisemblable de sujets divers qui ne se rapprochaient en rien des Grands Buffets trimestriels. Au terme de près d’une heure de monologue sur ses conquêt_s amoureuses, que j’ai subi péniblement, j’étais sur le point de l’interrompre enfin quand elle s’est mise à parler, avec toute la condescendance dont elle est farcie, d’un homm_ de famille modeste qui s’en est épris. Il lui contait des poèmes sans saveur et la couvrait de bijoux sans valeur. « Il disait que leur val_ur était celle de son amour pour moi, et qu’il y gravait ses initiales comme mon nom s’était inscrit sur son cœur », ironisait-elle avec dédain. L’homme en question, Gordon, se nomme Jack Low… Cela vous évoque-t-il quelque chose ? Exact ! Les initiales J-L, comme John Lampfert ! 

Inutile de préciser que je ne l’ai pas priée longtemps pour obtenir un collier de perles avec cette gravure. Elle en a sorti un de son sac et me l’a jeté sur la table comme on lance une pièce de viande avariée à un chien errant. Autant vous dire qu’il ne lui sera d’aucun manqu_ ! Par contre, à nous, il nous aura permis de gagner du temps… Car c’est ce très modeste bijou que j’ai placé dans la poubelle de Hyd_ Park.  

Il nous faut mettre la main sur S. au plus vite. D’abord parce qu’il va tôt ou tard flairer la supercherie, ensuite parce que nous avons un projet lugubre à faire avorter…  

C’est en _ffet le deuxième élément d’enquête que je souhaitais vous présenter : lorsque j’ai enfin pu aborder le sujet qui m’intéressait auprès de Lady Lamb, elle m’a révélé des choses de toute importance.  

Evidemment, Mortimer est arrivé en retard cette nuit du 13 au 14 novembre, ce qui confirme l’hypothèse selon laquell_ il était occupé à dérober le bijou chez Lord Huntington. Mais en plus, il s’est montré pour la première fois désintéressé du jeu du Pompkin qui est une activité très prisée des soirées mondaines où l’alcool coule à flots. Il s’agit d’un jeu de cartes consistant à tromper l’adversaire par des coups de bluff. D’après Victoria Lamb, la p_rformance de Lord Mortimer était remarquable et depuis trois ans il proposait des paris à ceux et celles qui pensaient pouvoir le défier. Il pariait des bijoux de grande valeur… Que ses adversaires perdaient évidemment au jeu, les uns après les autres.  

Voici pourquoi, mon cher ami, nous n’avons jamais eu d_ déclarations de vol dans la haute société. Dans ce monde d’orgueil et d’abondance, tous et toutes pariaient régulièrement leurs plus beaux atours dans l’arrogante certitude qu’ils pouvaient détrôner Mortimer au jeu du Pompkin. Mortimer, lui, surfait habilement sur cette maladie incurable propre aux grands bourgeois qu’est l’insatisfaction chronique de leurs désirs. 

Nous avons donc la confirmation éclatante que c’est Lord Mortimer qui gagnait les bijoux et devait les remettre à S. Il était une cibl_ de choix car il fréquentait les personnalités parmi les plus riches du pays et avait tout intérêt, comme vous l’avez découvert, à ce que son passé reste secr_t.  


Et enfin, Victoria Lamb m’a rapporté que l’année dernière à la même époque, Lord Huntington avait surpris une conversation étrange entre son ami Mortimer et un homme qu’il n’avait par ailleurs encore jamais vu lors des Grands Buff_ts précédents. C’était une soirée masquée où n’importe qui d’un peu audacieux aurait pu s’infiltrer. Comme à son habitude, Huntington s’était envoyé les trois-quarts du buffet et se retrouvait franchement plein. Il a tangué vers une large pièce jouxtant le salon principal, et a trébuché contre une grande malle dans laquelle il est tombé. Vous l’ignor_z sans doute, mais notre ami est connu pour son exceptionnelle petite taille. Ce qui, soit-dit-en passant, est préférable au vu de ce qu’il pourrait engloutir de plus s’il lui fallait nourrir un corps comme celui de feu Henry Brown. Bref. Huntington chute donc dans cette malle qui se ref_rme sur lui. Là, il s’endort, repu. Quelques temps après, il entend une conversation qui l’extirpe de son sommeil : d’après ce qu’en a r_tenu Lady Lamb à qui il s’est confié par la suite, Mortimer s’entretenait avec un homme à l’accent nettement colombien dont les paroles lui prêtaient une connaissance aigue des questions… d’armement. Oui, Gordon, d’armement.

Voici donc ce que j_ pense à présent : en novembre dernier, après trois ans de larcins détournés, S. avait désormais acquis ce qu’il lui fallait et il a exécuté Mortimer en pensant récupérer autrement le dernier collier. En l’espace de quelques années, dans la plus grande discrétion, notre meurtrier a amassé une somme suffisante pour mettre en action un plan machiavéliqu_ visant peut-être à financer un projet militaire inspiré du génie des mercenair_s colombiens dont il fait indéniablement partie.   

Et cette discrétion, comme vous le soupçonniez, n’a pu lui être garantie que par un complice à Scotland Yard… Malheureusement, je n’ai à ce jour aucune piste fiable et j’espère que vous m’aiderez à élucider cette partie de notre affaire. 

En somme, mon ami, un sinistre proj_t se prépare pour cette année 1878 et nous n’avons que peu de temps pour l’arrêter. 

En dépit du caractère sombre et inquiétant de ce nouveau courrier, permettez-moi cher Gordon de vous souhaiter un agréable Noël. 

El_na.

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