Strasbourg, le 21 juin 1940
Ma très chère Amie,
Je suis dans une rage folle ! Je ne décolère pas, Stephan m’a complétement dupé !
Déjà, j’ai appris qu’il a postulé lui-même pour ce travail d’intendant à un ami officier.
Ensuite, quand je t’ai écrit qu’il reviendrait toutes les quinzaines, c’est ce qu’il avait laissé entendre. Il l’a fait deux fois…. Puis m’a expliqué qu’il n’aurait des permissions QUE tous les 3 mois !!! Charleville-Mézière est beaucoup trop loin… Et, encore je dois me sentir heureuse que ça ne soit pas tous les six mois !!!! Je me demande ce qu’il cherche à prouver… Il a déjà 32 ans. Je le soupçonne de vouloir venger ses oncles et cousins arrachés prématurément à la vie lors de la première guerre. Lorsqu’il s’est proposé, il ne savait pas encore que j’étais enceinte, et n’a pas su refuser par la suite ….
D’après le médecin, le bébé est prévu pour tout début août. Dans un peu plus d’un mois ! Stephan va revenir ce weekend. Ça va lui faire un choc de me voir si ronde. Je ne sais absolument pas s’il sera présent pour les jours préposés à l’accouchement… J’ai très peur. Je me demande comment ça va se passer, si tout va bien aller.
Heureusement que ma famille est là. Je me sens bien entourée. J’aime retrouver la rue des jardiniers, rue de mon enfance. Suzelle et Ada m’aident parfois à la boutique. Je te l’avoue, les affaires marchent très mal depuis le début de la guerre… Les gens ne viennent qu’en ultime recours et préfèrent garder leurs sous pour manger. Je les comprends. Comme je suis en forme (c’est le cas de le dire) et qu’il y a peu de stock à ranger, je poursuis mon activité normalement.
Ma colère me fait perdre mes bonnes manières. Je te remercie infiniment pour le jambon que l’on a dévoré, même Ada (qui pourtant est juive, sacrée Ada !) et Willi, que l’on a invité de bon cœur à partager le repas. Je lui suis si reconnaissante de passer nos lettres. Il m’a dit que s’il se faisait attraper, c’était le moindre de ses soucis… Papa l’a fusillé du regard. J’ai fait mine de rien. Suzelle aussi.
La chaleur n’arrête pas cette foutu guerre. Je ne suis pas sûre de pouvoir me baigner avec mon cher filleul cet été dans la kinzig. Dis-lui que ça me peine énormément mais ce n’est que partie remise.
Je suis très heureuse d’avoir pu lire des nouvelles de toute la famille. Quels parents remarquables tu as ! Je suis sûre que Martina va rencontrer un gentil mari. Karl est un idiot de l’avoir mené par le bout du nez. Elle mérite bien mieux que lui ! J’ai une grande pensée pour tes frères que j’affectionne tant mais que je ne comprends pas, (comme mon Stephan) quelle idée cette engouement pour se battre ? Ils sont jeunes et vont surement vite déchanter. Je me souviens de la grande guerre de 14. Nous avions seulement trois ans à son commencement mais la terreur est restée cachée dans nos entrailles …. C’est là que je comprends ton petit Hans et que j’ai envie de le serrer fort dans mes bras.
J’ai ri en repensant à l’oie Sidonie, Klaus est si gentil et si souvent en retard. Comme le jour de votre mariage. Vous ferez votre voyage si tôt la guerre achevée non ? 10, 11, 12 ans ça se fête non ? Espérons que ça ne soit pas 20 !!!!!!
C’est très étrange, depuis une semaine, un soldat allemand vient tous les jours après le déjeuner dans la boutique. Il fait mine de regarder les vêtements mais ne semble pas tant intéressé. Il reste une dizaine de minutes et s’en va. Au départ, j’ai eu peur, puis je me surprends à attendre sa venue. J’ai l’impression de le connaître mais impossible de me souvenir. Il est grand, cheveux châtains, notre âge environ, des yeux couleur noisette aux grands cils. Il parle alsacien… ou juste les mots de convenance. Aide-moi ma Bretzel, si je le connais, tu dois le connaitre également.
Je pense très fort à vous à la ferme, je vous embrasse. Une double bise à mon filleul et à Hilda (qui compense sa boiterie par un humour décapant et un cœur gigantesque !). une caresse à Hopla et à Sidonie.
N’avez-vous pas trop de travail avec les bêtes qui mettent bas en ces temps ? Et, la récoltes des céréales a déjà commencé ? Ton papa doit se sentir mieux, la nuque chauffée par ce soleil.
Je me réjouis que tu puisses entrainer tes doigts sur l’orgue de l’Eglise (de Sundheim ?) même si tu mérites bien mieux, ne l’oublie jamais ! Tu es une grande artiste et tu as toujours du temps devant toi.
Je t’aime fort.
Ta choucroute adoré
Pourvu que cette lettre t’arrive ma Bretzel, tes lettres sont un soleil dans ma vie.